Forêts et Montagnes

Marais et forêts humides

27 février 2023Le delta du Rhône, en Camargue, est célébrissime en France, pour la beauté de ses paysages, sa richesse naturelle et l’importance spatiale de ses zones humides, qui englobe environ 1700 km². Ses forêts, peu étendues, font partie de ce patrimoine exceptionnel. Ripisylve à peuplier blanc, frêne, saules le long du grand Rhône à hauteur de l’île de Saxy Ce milieu exceptionnel cumule les titres de protection, mises en place au cours du XXe siècle, de l’inclusion du site dans la Convention de Ramsar à celle de Réserve de Biosphère de l’Unesco et de Natura 2000. La Camargue comporte ainsi l’une des plus grandes réserves nationales intégrales de France, ainsi qu’un parc naturel régional. Ces efforts de protection ont sans aucun doute fortement limité l’avancée urbaine et la densification des réseaux routiers. Ils ont aussi souvent préservé les dernières forêts du delta de la destruction. Rappelons que la reconnaissance de la culture camarguaise a précédé la protection de sa nature, grâce à l’émergence, au XIXe siècle, d’un mouvement défenseur de la langue provençale dénommé « le Félibrige ». Initié par Frédéric Mistral, pourfendeur des appétits de la société industrielle de son époque, et créateur du célèbre roman Mireille, le Félibrige a englobé le concept camarguais, notamment grâce à la passion que lui vouait une personnalité provençale d’envergure, le marquis Folco de Baroncelli. Dès les premières décennies du XXe siècle, la Camargue devenait le symbole d’un système de valeurs original, créé par une humanité vivant à la périphérie du monde industriel. Le fonctionnement naturel du delta À partir d’Arles, le delta se subdivise en trois entités distinctes, qu’on distingue bien sur la carte du XVIIIe siècle, de Cassini : le secteur occidental (Petite Camargue : 38 000 ha), entre le Petit-Rhône et la costière du Gard ; le secteur central (Grande Camargue : 78 000 ha) délimité par les deux bras actuels du fleuve, et le secteur oriental (Plan du Bourg : 24 000 ha) situé à l’est du Grand-Rhône, qui s’appuie sur l’ancien delta (actif durant la dernière glaciation) Rhône et Durance. Carte de Cassini montrant le tracé des deux bras du Rhône, les milieux marécageux et les zones d’eau libre de ce vaste delta Schéma représentant les différentes parties de la Camargue. Dans le delta, le fleuve est très large (400 m), et profond de plusieurs mètres. Le début moyen du Rhône est de 1 700 m3/s à Beaucaire, avec des variations très marquées entre les niveaux des étiages et des hautes eaux (jusqu’à 13 000 m3/s au niveau de Beaucaire pour la crue de 2003). Les événements hydrologiques sont au cœur de l’édification du delta : ils consistent en périodes de crises et de calme. Les crises correspondent à des inondations de grande intensité et très fréquentes, une grande instabilité des bras du Rhône, avec comblements et divagation, voire changement de lit pour le fleuve. Le niveau des eaux souterraines est alors très élevé. Au contraire, durant les périodes de calme hydrologique, les inondations sont plus rares, et le niveau moyen des eaux souterraines plus bas. Pour essayer de contenir les eaux du fleuve et s’installer sur les terrasses du delta, les hommes ont tenté, à partir du XI-XIIe siècle, de concentrer les eaux du Rhône dans quelques bras. Arnaud-Fasseta, 2004  Sans empêcher les inondations cependant, qui se sont intensifiée dès la fin du XIVe siècle (début du Petit Age glaciaire). Au XVIIe et XVIIIe siècle, l’ampleur des inondations s’est accentuée, ainsi qu’en témoignent les archives du Grand Prieuré de Saint-Gilles, listant les « années calamiteuses de Camargue ». Entre 1603 et 1790, en plein Petit Age glaciaire, les digues se sont rompues 36 fois (dont 10 fois rien qu’entre 1702 et 1714). D’autres inondations ont été relatées au XIXe siècle, qui se sont étendues sur la presque totalité de la plaine deltaïque (1840 ; 1843 ; 1846) qui se sont étendues sur la presque totalité de la plaine deltaïque, et ce malgré l’édification de digues, qui ont d’ailleurs été détruites lors de ces inondations. « La Camargue est couverte de 2 à 3 m d’eau. Il est probable que la plus grande partie des bestiaux est noyée. Toutes les récoltes sont perdues » Rapport du préfet des Bouches-du-Rhône dans une dépêche envoyée à 20h37, le 1er juin 1856. » Arles inondée en 1856. Des travaux hydrauliques d’envergure ont finalement corseté les deux bras du Rhône (1868) entre deux digues et une digue à la mer (1862). Les bords du fleuve sont tous enrochés, et les inondations ne concernent actuellement plus que les parties internes aux digues le long du Grand Rhône. Le delta a alors perdu ce qu’il avait de plus précieux qui est l’instabilité des géoformes et des écosystèmes, autrefois remaniés par les eaux du Rhône et le travail de la mer, et les réserves d’eau douce conservées dans les sols lors des inondations. L’anthropisation a ainsi fait perdre aux trois quarts de la plaine deltaïque son état originel, en aplanissant aussi les dunes, et comblant les bras morts du fleuve. Pire encore, les apports sédimentaires considérables du Rhône, qui permettaient de maintenir les eaux douces dans le delta, ont été supprimés en raison des nombreux barrages sur le Rhône, et sur l’absence d’inondations dans le delta. Le milieu est condamné à être progressivement envahi par les eaux salées. Toutefois, il reste encore aujourd’hui des épisodes d’inondations suffisamment hors norme pour inonder le milieu, comme en 2003. Malheureusement peu appréciées des habitants. A la découverte des forêts de Camargue La forêt devrait, dans la configuration actuelle du delta, occuper de très larges surfaces dans toute sa partie non salée, de Beaucaire jusqu’aux abords de l’étang central du Vaccarès, se prolongeant aussi vers l’Est sur les anciens cordons dunaires et les bords des bras du fleuve.  au nord du Vaccares, et le long des bras du Rhône. Dans une situation plus naturelle, avec des inondations régulières, il en serait probablement autrement, car les forêts seraient régulièrement détruites par les fortes crues, les tempêtes de mer, la présence de multiples marais. Mais tout cela reste théorique, puisque la déforestation était déjà avancée autour du XIe siècle, avec notamment la disparition de deux massifs forestiers relativement étendus, celui d’Ulmet et de Sylvéréal. Les cartes du  XIXe siècle et du XXe siècle indiquent que cet état de déforestation s’est maintenu les siècles suivants et jusqu’à nos jours. Les zones en vert clair sont forestières. Après avoir parcouru les forêts riveraines de quelques grands fleuves, du Rhin au Danube, j’ai voulu regarder de plus près les zones forestières encore présentes dans ce delta. Ces forêts sont de plusieurs types : des ripisylves en bordure des bras du fleuve, des forêts de dunes, et des boisements riverains proches de la mer. Elles bordent souvent les digues du grand Rhône (cf photo ci-dessous). Ces forêts sont de petites dimensions, comme on peut le voir sur la carte ci-dessus : Quincandon (114 ha), Tourtoulen (44 ha), mas SaintGeorges (45 ha), Arles (40 ha), Beaujeu (25 ha) arrivent en tête. Les autres sites occupent de petites surfaces (entre 3 et 5 ha). Ces boisements se situent sur des propriétés privées, certaines sont communales. La gestion est parfois confiée à des associations de protection de la nature, qui les laissent en évolution libre. Certains propriétaires les utilisent pour des chasses privées, sans trop y couper le bois. Il existe aussi des forêts protégées (bois de Tourtoulen), mais qui ont longtemps été utilisées. Les ripisylves Les ripisylves (peupleraie blanche, saulaie blanche, frênaie-ormaie à peuplier blanc) évoluent en franges étroites le long du Grand et du Petit-Rhône, dans des zones encore souvent inondées par remontées de nappe, voire d’eau du fleuve. Les végétaux y édifient une architecture somptueuse, faite d’arbres énormes, de buissons denses, et de draperies de lianes, car le milieu leur est optimum : de l’eau, de la lumière, des nutriments présents en abondance. Visites de l’île de Saxy : 2015 et 2023 L’île de Saxy, en amont d’Arles sur le Rhône, et donc situé dans la plaine deltaïque au nord de la grande Camargue, est une île difficilement accessible. Impossible d’y accéder sans demander à un pêcheur qui vous y mène en bateau à moteur ! Cette île a été stabilisée au cours des travaux d’endiguement du XIXe siècle. En raison de sa situation à plus de 6 m au-dessus du niveau d’étiage du fleuve, elle n’est atteinte que par les grandes crues. L’eau peut alors monter à plus de 1,50 m à l’intérieur de la forêt, sur de très courtes durées. Cette grande île est entourée de petites îles boisées. L’ensemble appartient au domaine fluvial d’état. Etant en dehors de la zone navigable, il est laissé en libre évolution depuis des décennies, permettant à la végétation de se développer. Au centre de cette île, sur 2 ha environ, les peupliers et les frênes y atteignent des dimensions gigantesques, pour un âge qui ne dépasse guère 150 ans. Les peupliers sont aussi de grandes dimensions (plus de 150 cm de diamètre). Le lierre est particulièrement envahissant, du sol à la canopée. Quand j’y étais, en 2016, la forêt se portait plutôt bien. Évolution de l’île en 2023 Je suis retournée à l’île de Saxy en canoë, grâce à la logistique du parc naturel régional de Camargue et deux passionnées de nature: Lucie et Lena Ci-dessus: première et deuxième photo: aspect ensauvagé de la ripisylve avec draperies de vignes exotiques et bois mort. Troisième photo: une draperie dense de vignes exotiques. La vigne sauvage semble avoir disparu Tapîs de jussies en bordure des îles. Dans les photos ci-dessus, l’aspect de la forêt montre des stress importants de la végétation, que prouve une mortalité accrue de la canopée et des sous-étages desséchés sauf les espèces exotiques et les ronces. Les raisons ne me sont pas connues: canicules répétées ? prélèvements d’eau excessifs sur le Rhône qui ont encore abaissé le niveau de l’eau souterraine ? Cette forêt aurait un besoin urgent de périodes d’inondation pour renaitre. Les espèces exotiques, présentes depuis fort longtemps, semblent s’être largement développées depuis ma dernière visite. La forêt primitive à peupliers noirs (ou hybrides avec peupliers cultivés ?), et saules blancs pourrait être vouée à la disparition après la mort de ces arbres, au profit d’espèces exotiques envahissantes, dont les plus agressives sont un arbre, l’érable negundo, des buissons de faux indigo (Amorpha fruticosa), des stations denses de canne de provence (Arundo donax), sans oublier les lianes envahissantes: vignes américaines hybrides, concombre anguleux (Sycios angulatus). Les ronces (Rubus ulmifolius) certes indigènes, deviennent si nombreuses dans les sous-bois qu’il est impossible d’avancer. En cause: l’ouverture de la canopée et la disparition de l’atmosphère humide des sous-étages. Quant aux espèces aquatiques, c’est la jussie (Ludwigia peploides) qui a envahi toutes les bordures forestières. Bordure de l’île de Saxy : Les buissons sont Amorpha fruticosa, derrière, Acer Negundo. Au centre de la photo; au dessus des Amorpha, un nouvel arrivant, plutôt surprenant, un Tamaris ! La forêt vue du canoë conserve toutefois encore certaines caractéristiques typiques des forêts alluviales: grands arbres, exubérance de la végétation (même exotique), richesse en bois mort. il suffirait finalement de peu pour renaturer ce milieu: une meilleure qualité de l’eau ( et un retour à une dynamique alluviale active avec inondations et larges battements de nappe. Un autre danger menace, la salinisation qui remonterait très loin en amont. En tout cas c’est ce que pourrait signifier l’apparition discrète, mais spontanée des tamaris sur les berges pourrait signer un début de salinisation, qui atteindrait le nord d’Arles ? à vérifier. Les peupleraies blanches Les bords du grand Rhône sont riches en peupleraies blanches issues d’une recolonisation d’environ 50 à 60 ans, comme celle ci-dessous, qui existe depuis 1975, au sud immédiat de Arles. Certaines parties sont encore inondées. Peupleraie sur la rive gauche du Rhône, dans une propriété privée. Cette forêt est laissée en libre évolution depuis 1975 La vigne sauvage est bien présente en Camargue, mais il existe aussi des vignes cultivées qui se sont ensauvagées. Il est souvent impossible de les distinguer sans une analyse génétique. Ce pied de vigne a été analysée génétiquement : c’est une vraie vigne sauvage, une espèce devenue très rare et encore présente dans le delta. Les jeunes forêts La forêt est très dynamique en Camargue. Une prairie abandonnée, des bords de chemin non fauchés, des îles sont très vite recolonisées par les arbres, en quelques décennies. l’ensemble des boisements spontanés de Camargue atteignait ainsi, en toute discrétion, 3500 hectares recensés dans les années 1990 selon Isenmann et al. 2004 Cette peupleraie n’a guère plus de 10 ans. Les arbres s’étalent par clonage en cercles concentriques autour de quelques parents dans cette prairie. Jeune île du Rhône envahie par le peuplier noir: en quelques décennies, une forêt va naitre. Les forêts des dunes Les dunes fluviatiles de Camargue, qui peuvent atteindre 5 à 8m de hauteur, sont éparpillées dans le delta, dans sa partie amont. Elles n’occupent que de petites surfaces, guère plus de 4 ha. Elles sont colonisées par les chênaies (chêne vert et chêne pubescent). La proximité de la nappe phréatique souterraine assure aux arbres une bonne alimentation en eau. Ces chênaies devaient connaître une grande extension dans la plaine deltaïque et les terrasses hautes du fleuve. Elles sont d’une grande beauté, et très différentes des ripisylves. Magnifique petite chênaie verte dans le bois d’Attilon. La légende raconte que Saint Louis se reposa sous les chênes séculaires du domaine Attilon avant de s’embarquer à Port Saint Louis pour la croisade. Le bois d’Attilon se trouve sur la rive droite du Rhône à l’intérieur des digues, sur un système dunaire de plus de 3m de dénivelé. C’est un bois privé avec très vieux chênes verts et pubescents (diamètres > 1m50) sur les digues et en pleine forêt sur les dunes. On y trouve aussi de très vieux peupliers blancs de près de 2m de diamètre pour certains. Ci-dessus : Iris foetidissima, Agaricus sp, tous deux forestiers. Ci-dessous, aspect de la forêt d’Attilion Les dunes maritimes, proches de la mer, sont colonisées par le pin parasol (Pinus pinea) ou pin à pignons, souvent planté et exploité. Il existe cependant certains peuplements subnaturels dans des zones qui ne sont plus exploitées. Petite plantation à pin parasol (Pinus pinea) en arrière plan. Ces trois photos ci-dessus sont prises en Petite Camargue, à Quincardon, dans un domaine privé. En 2012, la forêt s’ensauvageait doucement, permettant de mieux imaginer ce que seraient ces milieux sans l’exploitation qui en a été faite durant des siècles, soit un milieu bien plus diversifié que celui des plantations. Le pin de Barberousse photographié en 2012 permet de visualiser les potentialités de l’espèce dans le contexte camarguais. Les milieux buissonnants Ces milieux se trouvent sur les dunes stabilisées en bordure de la mer. Celles de Beauduc sont très étendues. Les plus ancienens accueillent des populations clairsemées de pins pignons (photo ci-dessous). Sur d’autres dunes, plus proches de la mer, ce sont deux espèces ligneuses qui ont colonisé le haut des dunes: Tamaris gallica et Phyllirea angustifolia. les hotos ci-dessous montrent le milieu très ouvert des dunes à Beauduc, et une colonisation boisée discrète sur les dunes stabilisées. Les anciens cordons littoraux: le Bois des Rièges Des boisements de faible hauteur ont colonisé d’anciens cordons littoraux au centre du delta, créés par un bras fossile du Rhône au cours de l’Holocène. Ces cordons sont devenus des îles (le premier, actuellement l’île de Mornès, est daté de 4035 BP; le deuxième cordon, plus au sud est celui du Bois des Rièges. le troisième correspond à la partie interne du littoral actuel. Le Bois des Rièges, situé en bordure de l’étang de Vaccares, comporte un site archéologique sur sa partie sommitale (daté pour le plus ancien du IIe siècle av. J.C.). Ce cordon littoral est de 8 kilomètres de long et 0,5 km de large daté entre 1290–1020 BC et 900–800 BC (Vella et al., 2005). Il comprend de genévriers de Phénicie (Juniperus phoenicea) de 5 à 6 m de haut et de 35 à 45 cm de diamètre, accompagné du filaire à feuilles étroites (Phillarea angustifolia),pistachier lentisque (Pistacia lentiscus),nerprun alaterne (Rhamnus alaternus). Les plus vieux genévriers peuvent être âgés de plus de sept cents ans. Ce bois est protégé au sein de la Réserve nationale de Camargue. Les bois morts des forêts Parcourues par les eaux du Rhône, souvent détruites, les forêts fournissaient au fleuve un matériel organique considérable, sous forme de bois mort, avant qu’on ne supprime les inondations. Entassés en gros bouchons dans le fleuve, ces arbres arrivaient à la mer, s’y imprégnaient de sel, avant de revenir au gré des courants marins, s’entasser sur les plages du delta. On voit sur la photo de droite qu’en plus du bois mort, le Rhône charrie actuellement beaucoup de déchets (plastiques et autres). Il reste encore des reliquats de ce processus d’embâcles, le long des bras du Rhône, et certains de ces arbres finissent par échouer sur les plages. Ils s’enfoncent alors lentement dans les sables, décomposés par l’action des larves (familles des Curculionidés et Carabidae). La présence de ces bois de plage est tout à fait remarquable, car rares sont les plages en France qui en contiennent encore. Mais ces plages sont aussi magnifiques pour leurs fleurs. Lis de mer (Pancratium maritimum) est une des plus belles fleurs de Camargue !l Ci-dessous le pavot des sables (Glaucium favum) Ci-dessous: le cakile maritime (à gauche), la camomille des sables (au centre), l’immortelle des sables (à droite) Les forêts, le fleuve, et les animaux Les forêts et les bords du fleuve abritent une riche faune. La ripisylve est ainsi un support indispensable aux colonies nicheuses de hérons (bihoreaux, crabiers, garde-boeufs) et d’aigrettes garzettes. Les milans noirs, éperviers d’Europe, faucons hobereau, hiboux moyen-duc, pics, rollier… ainsi que de nombreux passereaux s’y reproduisent en couples isolés. Ci dessous (pris sur Internet): un iibis falcinelle en voie d’expansion dans le delta (cf photo ci-dessous que j’ai prise en avril 2023 le long de la route Arles Saintes Marie de la mer) ; une aigrette garzette dans une saulaie, un rollier d’Europe dans e peupleraie. Le sanglier, le renard et les petits rongeurs affectionnent aussi ce milieu. Enfin, les arbres abattus, surtout des saules, témoignent de la présence du castor. Avec la proximité de l’eau, la ripisylve du Rhône constitue un habitat de choix pour cet animal, dont le nombre d’individus a beaucoup régressé en France. Les traces de cette riche faune sont souvent visibles sur les berges humides du fleuve. Ci -dessous, les traces d’un canidé mystérieux, présent durant plusieurs mois en 2015. Les traces d’animaux sont aussi nombreuses sur les plages peu fréquentées: traces de rongeurs, goélands, renards… Les efforts de protection pour les forêts Les fonctions bénéfiques reconnues des forêts pour la biodiversité camarguaise expliquent que quelques unes d’entre elles soient actuellement protégées, notamment par des plans de gestion adéquats. Il existe aussi plusieurs réserves naturelles incluant les boisements précieux de Tourtoulen et de la dune de la Commanderie qui sont laissées en libre évolution. La Réserve naturelle nationale de Camargue s’étend sur les communes d’Arles et des Saintes-Maries-de-la-Mer. Propriété du Conservatoire du Littoral, elle est la deuxième Réserve naturelle nationale en France par sa superficie (~13 120 ha) et fait partie des plus grandes réserves de zones humides d’Europe.Créée en 1927 et gérée depuis par la Société Nationale de Protection de la Nature (SNPN), elle protège intégralement un patrimoine dont l’originalité et l’intérêt sont reconnus internationalement (diplôme européen depuis 1967, réserve de biosphère depuis 1975, classée au titre de la convention de Ramsar depuis 1986) en raison de la diversité de ses habitats et des espèces qui les occupent (en particulier les 283 espèces d’oiseaux dont 269 d’intérêt patrimonial), ainsi que dans son fonctionnement écologique. Saxy bénéficie déjà d’un arrêté de protection de biotope à cheval sur le Gard et les Bouches-du-Rhône, et qui comprend le lit du fleuve, ses rives, ses îles, ses annexes fluviales ainsi que sa ripisylve. Les bois morts échoués sur les plages provenant du Grand Rhône sont préservés dans le cadre de la Réserve nationale de Camargue. La bordure du Grand Rhône fait partie des espaces boisés classés (EBC), interdisant tout changement d’affectation ou tout mode d’occupation du sol de nature à compromettre la conservation, la protection ou la création des boisements. Les bois morts qui tombent dans les bras du fleuve ne sont pas retirés, fait très rare dans les sociétés occidentales. En Petite Camargue également, 35 000 hectares environ correspondent à Natura 2000, au sein desquels deux zones d’intérêt communautaire sont incluses, l’une dans la partie fluvio-lacustre et l’autre dans la partie laguno-marine. Enfin, un avant-projet d’écartement des digues est proposé par le syndicat mixte de gestion du Rhône et de la mer, qui pourrait être recolonisé par les forêts riveraines. Pour l’instant, ce projet n’aboutit pas et c’est bien dommage. Une conclusion en demi teinte Les efforts de protection sont donc considérables, mais modestes au regard des dangers à venir. Car protéger efficacement ces forêts suppose que ce delta, actuellement très artificialisé, retrouve une partie de sa fonctionnalité, mise à mal par les barrages sur le Rhône, la présence de digues qui corsètent le fleuve dans le delta, les pollutions des eaux et des sols. Repousser les digues des deux bras du fleuve, dès Beaucaire , et laisser la forêt revenir naturellement serait une option intéressante. Il reste toutefois le problème majeur du réchauffement climatique, dont on a vu les conséquences sur l’île de Saxy. Selon les données actuelles sur l’érosion côtière et la montée du niveau de la mer, la salinisation du delta va s’amplifier car en Camargue 70% du delta est à moins un mètre d’altitude. D’ici la fin du XXIe siècle le niveau de la mer devrait monter de 40 centimètres à un mètre, sans être limité comme par le passé par les apports sédimentaires du fleuve. Les forêts, intolérantes au sel, seront alors particulièrement impactées, tout comme tous les habitats naturels non salés. Quelques références Arnaud-Fassetta G. 2004 Le rôle du fleuve : les formations alluvialse et la variation du risque fluvial depuis 5000 ans. P 65-78 Dans : Delta du Rhône, Camargue antique, médiévale, moderne. Bulletin archéologique de Provence, supplément 2 Isenmann P. et al., 2004. Les oiseaux de Camargue et leurs habitats. Paris, Buchet-Chastel Gangneux G. 1988 Les Saintes-Maries de la mer de 1675 à 1792 Lacour. Spécial “Les ripisylves méditerranéennes. Forêt méditerranéenne, tome XXIV numéro 3, 2003 Schnitzler-Lenoble, A. (2014). Distribution, données floristiques et architecture des boisements du delta du Rhône (sud-est de la France). ecologia mediterranea, 40(2), 77-92. Vella C. 2004 Le rôle de la mer: positon du nieau marin et du trait de côte depuis 6000 ans. Dans: Delta du hône, Camargue antique, médiévale, moderne. bulletin archéologique de Provence, supplément 2. Service régional d l’Archéologie Cépam UMR 6130 du CNRS Valbonne. pp 79-92 [...]
6 septembre 2022Photos : Claire Arnold et Annik Schnitzler Les forêts américaines sont très riches en espèces du genre Vitis (la vigne). Certaines de ces espèces sauvages (notamment Vitis riparia, Vitis berlandieri et Vitis rupestris) ont été utilisées comme porte-greffes sur la vigne européenne (Vitis vinifera, qui comprend deux sous-espèces : la vigne sauvage V. vinifera ssp sylvestris, et la vigne cultivée : V. vinifera ssp sylvatica). Ce greffage s’est produit lorsque le phylloxéra a envahi l’Europe au début du XXe siècle *, tuant les vignobles. Le problème est que ces porte-greffes, parfois hybridés, s’échappent facilement des vignobles et envahissent les bords de chemin et les milieux naturels. Certains de ces porte greffes se retrouvent dans les mêmes habitats que la vigne sauvage européenne, et peuvent s’hybrider avec elle. Cette vigne est un hybride entre la vigne sauvage et une vigne américaine. Meyranes, Camargue (* Le phylloxéra est un homoptère d’origine américaine, qui attaque les vignes américaines sans les tuer. Ce n’est pas le cas de la vigne sauvage et cultivée d’Europe, qui ne possède aucune défense naturelle contre ce pathogène. D’où un effondrement spectaculaire de l’économie viticole et des populations de vigne sauvage, qui abondaient le long des cours d’eau en Eurasie. La solution a été alors, pour les vignobles européens, de greffer des racines de vignes américaines sur la vigne cultivée.) Claire Arnold, spécialiste de la vigne sauvage, et moi-même, avons décidé d’étudier les espèces utilisées comme porte-greffes dans leur milieu naturel en Amérique, afin de mieux comprendre leur écologie. L’objectif de ce voyage était donc avant tout scientifique. Nous avions choisi l’Arkansas, où coexistent plusieurs espèces de vignes, et la rivière Buffalo car il s’agissait d’une zone protégée. Situation de l’Arkansas aux USA La Buffalo National River est une aire protégée américaine du nord de l’Arkansas à l’Est de États-Unis. Cette rivière est un affluent de la White River, elle-même affluent du Mississipi. Créée le 22 avril 1992, cette rivière couvre environ 15 000 ha , et inclut plusieurs zones de wilderness (cad dire où aucun usage n’est autorisé, que ce soit la chasse, la sylviculture ou la cueillette). Celle que nous avons visitée est dans la partie amont : elle s’étend sur 4743 ha et inclut 15 km de libre évolution de la rivière. Elle est gérée par le U.S. Forest Service (Ozark National Forest). On peut y pénétrer librement à pied, mais les randonnées sont limitées par les inondations, et l’absence de chemins. Arrivées sur place, nous avons été saisies par l’originalité de l’histoire de ce parc national, par rapport aux autres parcs d’Amérique : il avait été créé non pas dans un espace bien préservé, mais bien au contraire dans un milieu qui avait été fortement dégradé par l’homme durant deux siècles. Pour ce faire, les milieux ont été laissés à leur libre évolution. La forêt est rapidement revenue là où elle avait été coupée, et s’est ensauvagée là où elle avait été fortement exploitée Les pins plantés se sont propagés dans tout le paysage, mais ce milieu va sans doute encore beaucoup changé avec le retour des feuillus Jusqu’à l’horizon, la forêt anciennement exploitée est laissée en libre évolution Quant à la rivière, elle est redevenue sauvage. Lorsque nous sommes arrivées, il pleuvait depuis plusieurs jours, et la rivière était en crue. Je recherche des vignes sauvages le long d’un bras annexe de la rivière, où l’eau est montée après la crue Claire explore la forêt trempée de pluie à la recherche de vignes (ici en arrière plan) Dans toute la vallée, les paysages de la rivière en crue sont magnifiques. Ici, la rivière peut jouer pleinement son rôle dans la diversité des habitats, la création constante d’habitats pour de nombreuses espèces, mais également son rôle de recharge des nappes souterraines. L’eau déborde du lit de la rivière et inonde les bords. L’île sableuse a presque disparu L’eau se charge d’alluvions sableuses et de bois mort en passant au niveau des îles Cette île est totalement submergée Les quelques routes qui traversent encore la rivière sont envahies par l’eau Après la crue, qui n’a duré que quelques jours, les bords de la rivière sont riches en alluvions, bois morts arrachés et déposés plus loin. Les dépôts de sédiments sont favorables au retour de la forêt, mais ce milieu reste naturellement instable. On voit sur les photos que les arbres sont arrachés des bords de la rivière. Ils sont déposés plus en aval ou s’accumulent au fond du lit de la rivière. Cela remonte le niveau des eaux et augmente encore l’importance de l’inondation. Ces conditions sont très favorables au castor et à la loutre, de même que d’autres espèces animales, terrestres et aquatiques. Nous avons rencontré de nombreuses espèces, mais n’avons pas toutes pu les identifier. Ces papillons du genre Papilio se réunissent sur les rives encore humides pour s’abreuver. Tortue d’eau (espèce non identifiée) Bufo americanus L’histoire du site : d’un lieu surexploité à une protection totale, désirée par les habitants L’histoire du lieu, comme évoqué plus haut, est différente des autres parcs nationaux des États-Unis : il s’agit d’une région qui a été densément peuplée, d’abord par les Amérindiens, puis par les Européens qui eux ont surexploité le milieu à partir des années 1820, par une déforestation massive pour l’installation des colons. Les extractions minières ont été constantes durant plus d’un siècle. Le prélèvement des sédiments dans la rivière a modifié la morphologie des rives et approfondi le lit. La biodiversité naturelle a évidemment beaucoup souffert de ces surexploitations, dans tous les habitats. La plupart des mammifères ont disparu au cours du XIXe-XXe siècles ou sont devenus très rares, par persécution, chasse excessive ou piégeage non seulement de la région, mais pour certains, de tout l’état de l’Arkansas. Le castor avait disparu de tout l’Arkansas en 1900 ; à la même période, la loutre était exterminée de la rivière Buffalo, tous deux pour leur fourrure. L’élan avait disparu de l’Arkansas en 1840, le cerf de Virginie en 1920. L‘ours noir, le loup roux, le puma avaient disparu, exterminés directement et victimes du manque de proies. Il ne restait comme canidés que le coyote et des hybrides entre coyote et chiens errants. Le dindon sauvage avait été exterminé de la région en 1910, le pygargue à tête blanche en 1960, la gélinotte huppée depuis 1880. En revanche, sont apparus des espèces exotiques, comme le moineau, introduit en 1852, l’étourneau apparu en 1930, le pigeon domestique. Les eaux de la rivière ont perdu de nombreuses espèces, mais d’autres espèces exotiques s’y sont introduites. Peu à peu, les ressources se sont taries, dès le début du XXe siècle. Entre 1900 et 1920, la population s’élevait à 20000 personnes le long de la rivière ! Il n ‘y avait aucune loi pour préserver les ressources locales, chacun faisant ce qu’il voulait. Les colons sont partis après avoir épuisé les ressources du site. Sur les photos ci-dessous, on voit les témoins d’anciennes maisons occupées par diverses familles. Le parc est très attentif à l’histoire de ces populations qui sont parties progressivement au cours du XXe siècle. La nature retrouvée En 1972, le gouvernement de l’Arkansas a alors acheté les terres des propriétaires qui consentaient à vendre, 100 jours après la création du parc national de Yellowstone à l’ouest des États-Unis. Le but était de conserver une aire d’un intérêt unique du point de vue paysager et scientifique, et de préserver le libre cours d’un important segment de Buffalo River, pour le bénéfice des générations présentes et futures. Un programme de restauration à large échelle, incluant 15 000 ha de libre évolution (cf images plus haut), et des réintroductions de certaines espèces phare. Plusieurs animaux ont été réintroduits : le castor, dont les barrages contribuent à l’exhaussement des eaux ; l’ours noir ; le cerf élaphe a été réintroduit entre 1981 et 1986 (ils étaient 400 en 1998) ; de même pour le cerf de Virginie ; la loutre, dont la population croit depuis les années 1970 ; le puma qui a pu revenir grâce au retour de ses proies. Quant aux canidés, il ne reste pour l’instant que le coyote et les hybrides coyote/chien errant. Concernant les oiseaux, le dindon sauvage et pygargue sont de retour. Dans la rivière, tortues d’eau, serpents et amphibiens abondent. Cerf élaphe canadien Cerf de Virginie Urubu à tête rouge: un oiseau charognard spectaculaire L’écologie des vignes américaines Quant aux vignes, elles sont nombreuses dans tout le site ! Nous avons observé tout un complexe d’espèces de la famille des Vitacées, incluant les trois espèces utilisées en Europe, mais aussi d’autres espèces comme Muscadinia rotundifolia et Parthenocissus quinquefolia. Ces différentes espèces ne poussent pas dans les mêmes habitats, montrant ainsi un intéressant partage des ressources.Ainsi les parties érosives de la rivière sont colonisées par Vitis rupestris, les terrasses alluviales par Muscadinia rotundifolia. Vitis riparia et Parthenocissus vivent dans toutes les forêts, des bords de rivière aux plateaux. Les hybridations entre espèces sont rares et limitées aux bords de rive. Vitis berlandieri Vitis riparia Autres Vitacées très présentes : Parthenocissus sp Muscadinia La richesse naturelle en Vitacées est bien supérieure le long des rivières américaines qu’en Europe. Mais les introductions provenant d’autres parties du monde enrichissent le milieu alluvial de notre pays, aux rivières très souvent déforestées et dégradées, via des espèces plantées échappées. D’après nos observations, il semblerait que Vitis riparia soit la plus apte à l’envahissement. Par ailleurs, Parthenocissus, très utilisée comme liane horticole, est également une plante envahissante dans les prairies et les lisières, ainsi qu’en ville (cf photo ci-dessous, prise à Metz). Cette conquête américaine discrète des milieux européens n’en est qu’à ses débuts. Jusqu’où ira-t-elle ? nous n’en savons rien. En conclusion Nous avons recueilli une foule de données durant ce bref séjour en Arkansas. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’on puisse protéger un espace préalablement très utilisé, à seul fin de retrouver davantage de vie sauvage. Et cela sur une surface considérable, qui aurait pu être mis à profit pour d’autres usages bien plus rémunérateurs Laisser un fleuve libre d’inonder son lit majeur, et laisser la forêt revenir spontanément, réintroduire de grands carnivores, et ce de manière démocratique, par une demande provenant des habitants, même les plus humbles, est tout simplement inimaginable en France. Et pourtant, les opportunités ne manquent pas sur les grands fleuves comme la Loire et d’autres affluents du pays. Espérons que les générations à venir évolueront dans leur rapport avec la nature sauvage et aimeront retrouver les paysages perdus. Références Arnold, C., & Schnitzler, A. (2020). Ecology and Genetics of Natural Populations of North American Vitis Species Used as Rootstocks in European Grapevine Breeding Programs. Frontiers in plant science, 11, 866. Smith K.L. 2004 Buffalo River Handbook. The Ozark Society Foundation, Box 3503, Little Rock, AR 72203. [...]
23 août 2022Jadis, vivre autour des marais n’était guère facile, et les superstitions ou histoires fantastiques étaient nombreuses. En Alsace, où les zones humides étaient vastes, des historiens locaux (Pierre Kuntzmann et Pierre Schmidt) ont recueilli quelques conditions de vie des populations autour d’un des plus grands marais de la plaine, le Bruch de l’Andlau (Bruch signifiant marais, impropre à la culture). Cet ancien marais de 23 km sur 5 km couvrait 6000 ha à au sud ouest de Strasbourg, en Alsace. Situation du marais dit “Bruch de l’Andlau”, en Alsace Le Bruch de l’Andlau se situe dans une cuvette d’origine tectonique parcourue par deux rivières, l’Ehn et l’Andlau, et leurs bras. Les paysages originels: aulnaies marécageuses et aulnaies à frêne Les paysages originels étaient très souvent inondés par les rivières Ehn et Andlau. Dans les dépressions les plus basses de ce site, les marais étaient permanents et colonisés par une seule espèce d’arbre capable de vivre plusieurs mois dans des eaux stagnantes: l’aulne glutineux (Alnus glutinosa). Pour éviter l’asphyxie racinaire, l’aulne a la capacité de surélever ses racines hors du niveau d’inondation le plus haut, ce qui lui donne un aspect en échasses. Aulnaie marécageuse du nord du Bruch (lieu-dit Löttel), un vestige remarquable du marais primitif Ces aulnes conservent encore des racines aériennes. Les vastes aulnaies ont disparu. On peut imaginer que les aulnaies primitives du Bruch ressemblaient à celle ci-dessous, prise dans un autre petit marais résiduel du nord de l’Alsace, près de Forsfeld. Ces aulnaies marécageuses, parcourues par les rivières de l’Ehn et l’Andlau et nombreux affluents, ont sans doute disparu depuis des siècles par des défrichements, et ce à la différence des marais et forêts alluviales de l’Ill et du Rhin. Elles ont été remplacées par des pâtures et des prairies, de valeur médiocre. en raison de l’omniprésence de l’eau. La vie traditionnelle dans le Bruch Jusqu’au XIXe siècle, le Bruch était un immense marais difficile d’accès, où la circulation n’était possible sur sur les levées de terre et les bords surélevés des cours d’eau et des fossés. Ainsi, en 1861, un botaniste local célèbre, Frédéric Kirschleger (1804-1869), qualifiait ce marais d’impénétrable. Le Bruch ne connaissait de présence humaine qu’au cours de la fenaison. Les bœufs s’enfonçaient jusqu’aux genoux en plein été dans les terres gorgées d’eau, comme le rapportent les archives de Meistratzheim au début du XXe siècle. Le Bruch de l’Andlau – Histoire et patrimoine – Meistratzheimhttps://www.meistratzheim.fr › Galerie-photos › Bruch-… Tout le reste de l’année, il retombait dans une grande solitude. Il existait ainsi, au milieu du marais, un lieu-dit “America”, car il semblait inaccessible aux habitants ! Ce lieu-dit n’est pas reproduit sur la carte d’aujourd’hui, il se trouvait dans la partie la plus marécageuse de tout le Bruch, qui a été activement drainée, et est aujourd’hui asséchée par les grandes gravières (sur le coin en haut à droite de cette carte. Au lieu-dit Nachtweid, le dernier loup a été tué début du XXe siècle. Cette carte du Bruch de Meistratzheim était le lieu de découvertes naturalistes de Pierre Kuntzmann. au lieu-dit Nachtweid, a été tué le dernier loup au début du XIXe siècle. La petite croix à droite de la carte, le long de la ligne de haute tension, est la croix perdue “Originaire d’un village du Bruch, j’aimais à parcourir les vastes étendues de mon enfance. J’y ramassais beaucop de peaux de couleuvres et y capturais d’innombrables papillons. J’assistais aux travaux de la fenaison, quand les paysannes, pieds nus, tiraient avec des râteaux en bois le foin des dépressions inondées, pour le porter sur la terre sèche des levées. ” Pierre Kuntzmann, 1982 Cet amoureux du Bruch a étudié durant de longues années la biodiversité du marais en lépidoptères et en plantes palustres. Le Bruch était en effet, comme tout marécage, un milieu foisonnant de vie sauvage, comme en témoigne aussi le nombre de braconniers qui sévissaient dans le marais il y a quelques siècles ! La vie dans les villages autour du Bruch n’était toutefois guère facile, car les rues étaient souvent inondées par les rivières (Andlau et Ehn) et les fossés. À Meistratzheim par exemple, les paysans allaient à l’église en échasses le dimanche. A Westhouse, des dalles surmontaient les rues pour éviter la boue. Les villages étaient souvent inondés par les débordements des rivières. Cela arrive encore de nos jours lors des très grosses pluies. http://histoiredevalff.fr › patrimoine › cours-d-eau › 14… Autre inconvénient : les moustiques étaient omniprésents. Pierre Kuntzmann note ainsi : “Inutile de dire que les moustiques étaient présents par nuées, empêchant les gens de dormir. Je me souviens fort bien que ma mère flambait les ailes des moustiques assis aux murs des chambres à coucher.” Le Bruch s’est peu à peu asséché après les années 1960 avec le creusement de vastes gravières, la rectification des rivières, qui se sont ajoutés aux effets des fossés. À cela s’ajoutent les prélèvements des eaux pour les villages. Cette année, l’Andlau est à son niveau le plus bas, et l’Ergelsenbach, ce joyau de rivière phréatique, est à sec. L’Ergelsenbach avec ancienne vanne datant de l’époque allemande, XIXe siècle L’Ergelsenbach à sec cet été 2022 La forêt en revanche n’était plus utilisée, et se renaturait depuis quelques années. L’ancienne aulnaie marécageuse, asséchée, acquiert une naturalité intéressante depuis qu’elle n’est plus exploitée Quelques légendes du Bruch de l’Andlau Le Bruch de l’Andlau est riche en légendes ou en récits plus ou moins enjolivés en relation avec la proximité du marais : paludisme, serpents et crapauds, paysages humides propices aux apparitions fantastiques et aux êtres malfaisants. Ces histoires locales ont été recueillies par quelques historiens locaux auprès des habitants des villages, et publiées dans des revues locales. La croix miraculeuse de Krautergersheim (S’Wimderkriz) Cette croix aurait été érigée par un curé, pour remercier Dieu de l’avoir délivré d’un mal mystérieux: fièvres intermittentes, frissons. On appelait cette maladie “Friere” (frissonnement). Elle était attribuée aux “miasmes pestilentiels” des marécages, dont on sait maintenant qu’elle correspond au paludisme. Mais la croix était vénérée pour d’autres problèmes (femmes enceintes, enfants malades ou handicapés), coliques, impétigo, maladies du bétail. On y trouve encore quelques objets: crucifix, bougies, et même des morceaux de linge de bébé et une tétine accrochée au Christ. Cette croix de pélerinage est située à 1 km du village de Krauterergersheim. Elle est toujours vénérée en dépit d’un environnement peu poétique: à la place de l’ancien marais, se trouve une gravière (Beton Ried) Les offrandes sont des croix de toutes tailles, des bracelets, des cierges. Autour du christ, on remarque une tétine et deux linges d’enfant . La population de Krauterersheim est encore très attachée à cette croix, régulièrement décorée, malgré la proximité d’une gravière, qui a remplacé les belles prairies humides depuis une cinquantaine d’années. La croix perdue (s’Verlore Kriz) La croix perdue a été érigée dans un marais isolé, actuellement transformé en prairie de fauche et de mais, La croix a été conservée entre deux champs de mais, et protégée par un buisson Le nom de croix perdu lui vient de son extrême isolement, à l’époque où les marais occupaient l’essentiel du Bruch. Les elfes venaient glisser sur les nappes de brouillard. On parlait aussi de sorcières qui faisaient des sarabandes infernales et harcelaient les chevaux. En 1780, la commun a alors ériger cette croix, pour conjurer les sorcières. Depuis ce jour, les chevaux avaient la paix. Mais les bergers entendaient les elfes sangloter, car l’accès du lieu leur était devenu interdit. Durant la Révolution, la croix avait été enterrée pour échapper à la destruction, puis déterrée et érigée à nouveau en 1802. Les femmes enceintes y faisaient des pèlerinages. Chemin médiéval Ce chemin à peine marqué dans le paysage des prairies, date de plusieurs siècles: il avait été exhaussé afin que les paysans puissent traverser le marais en évitant de s’embourbant. Il aboutit à la croix perdue derrière le rideau d’arbres. Marais fantastiques et peur de la mort Le marais symbolise souvent la souillure, la décomposition, l’engloutissement dans les eaux dormantes mais aussi la régénération. Il est peuplé de fées et d’ondines, emblématiques du monde aquatique (cas de la Croix perdue), une ouverture vers l’autre monde, celui des morts et des damnés, avec les âmes errant dans les marais. Ces âmes composent notamment la Chasse sauvage, mythe populaire européen impliquant un groupe de chasseurs surnaturels. Les origines de ces chasses sont complexes. Elles pourraient résulter de mythes dégradés, avec confusion des valeurs, provoqué par l’intrusion du christianisme en Europe. Les dieux tutélaires se tryuvèrent alors rejetées du côté des puissances infernales, avec destruction des sanctuaires, et les mythes privés de sens. Cela explique le rejet actuel des marais, bien expliqué par François Terrasson dans son livre La peur de la nature, paru en 1988 : “Vivante image du diable, porte de l’Enfer, l’eau morte est pervertie parce que mélangée à la terre, parce que silencieuse, immobile, porteuse de germes mortels. Dans un marais, les repères habituels s’effacent. La sauvagerie de la végétation exubérante, le grouillement des hôtes des marais, serpents et crapauds, sont associés. Pour l’homme d’obédience chrétienne, à la luxure et au mal. Aux marais sont associés toutes les répugnances “concernant la vase, le venin, la pourriture, la vermine, les excréments, tout ce qui faufile et rampe, englue, colle, suinte et glisse..” Selon Pierre Kuntzmann, la proximité d’un marais “impénétrable” créait à l’évidence un environnement favorable à la superstition et aux nombreuses légendes qu’il a collectées avec Pierre Schmid. Ces auteurs ont recueilli plusieurs récits de chevauchée fantastique. Ainsi, par les nuits tourmentées et sans lune, un cavalier portant sa tête dans ses mains, le Hüdadada, passe dans le marais sur un fougueux cheval blanc. Ce fantôme hante notamment le lieu-dit “Im Wiedloch”, entre Westhouse et le Holzbad. Gare au voyage attardé qui répond à son appel : il sera précipité dans le marais. Il existe d’autres légendes de chasse sauvage dans d’autres vallées vosgiennes, come la vallée de Munster, qui “passe avec fracas, suivi de sa troupe folle. Son cri de chasse est le même que dans le Bruch: ‘Huhde, Huhdada” Il existe aussi l’Alezan fantôme, cheval couleur de feu, qui fend l’air avec des bonds prodigieux et des gerbes d’étincelles. Quiconque l’enfourche ne revient jamais”. Ces chevauchées sont des traditions orales, mais il en existe une qui a été matérialisée dans la chapelle du Holzbad, au sud du Bruch, sous forme de magnifiques fresques datant du XIVe siècle. Celle du fond de la chapelle représente un spectre chevauchant un cheval au galop. Des points noirs sous le cheval pourraient correspondre aux bubons de la peste. Tout au nord, le petit pont “S’Pater Diz-Maz Brückel” permettant de franchir un vieux fossé de drainage, le Scheidgraben, entre Krautergersheim et Innenheim, avait autrefois la réputation d’être hanté. Certaines nuits, un cheval noir galopait sans cesse autour du point, empêchant les voyageurs de passer. Parfois s’y trouvait un moine fantôme qui se tenait là, immobile, jusqu’au petit matin. Il avait les bras croisés sur la poitrine et le capuchon rabattu sur la tête en signe de pénitence. La journée, il se réfugiait sous le pont. Autres hommes maudits cités par les villageois : des hommes de feu, qui sont des âmes du purgatoire expiant leurs péchés par le feu, mais peuvent être rachetés. Lorsqu’un de ces hommes apparaît, il laisse une trace noire d’une main sur une porte ou un volet. Les hommes noirs ont commis des forfaits plus graves et vont en enfer. On donnait Nick le Noir (“Der Schwarze Klau”) qui hante les abords de la rivière Scheer au sud du Bruch, ou l’homme noir (“D’r schwärz Männ”) qui pousse des gémissements lugubres quand la lune est pleine. Les femmes aussi pouvaient être redoutables, en tant que sorcières. Le rassemblement des sorcières se faisait par exemple sur un sommet dominant le Bruch, le Glöeckelsberg, près de Blaesheim. Ainsi, contre les mauvais sorts jetés par les sorcières existait une tradition: il fallait battre le tas de poussière ramassé avec un gros bâton et laisser le balai au fond de l’église (cas de l’église St Blaise de Valff). Chapelle St Blaise, Valffheim, datant du XVIIe siècle, qui a été rénovée depuis. On a retrouvé aussi des points blancs sur les poutres des maisons pour conjurer le mauvais sort. Poutres avec points blancs, maison d’Uttwiller. Photo Annik Schnitzler La peur des serpents et des crapauds “Les marais du Bruch grouillaient de crapauds, de grenouilles, de tritons, de lézards, de serpents et autres bestioles qui envahissaient périodiquement rues, cours, habitations, étables, et constituaient une véritable plaie pour les habitants. ” écrit Pierre Schmidt. “Ils redoutaient particulièrement les serpents pour lesquels ils éprouvaient une répulsion atavique, le serpent étant considéré comme l’incarnation du démon tentateur. Quant aux crapauds, ils passaient pour des êtres maléfiques, sans doute à cause de leur aspect laid et répugnant”. Cet auteur ne semble pas lui non plus avoir considéré très positivement ces espèces du marais ! Cette répulsion explique certaines coutumes. Ainsi, à Krautergersheim, on invoquait St Apre pour qu’il chasse les serpents du territoire. Il porte encore aujourd’hui le surnom “Schlängepatron”, et figure sur le vitrail du choeur de l’église où on le voit debout au milieu d’un amas de reptiles. Une coutume locale, dénommée “Schellentag” illustre également cette répulsion qu’éprouvaient les villageois pour les animaux des eaux dormantes. Le 21 février, le Jour des Sonnets, les enfants faisaient le tour des fermes du village en agitant des clochettes “Voulez-vous nous donner quelque chose ‘. demandent-ils. Si le pays est généreux, les enfants pénètrent ans la cour de la maison en criant “Que tous les crapauds et serpents sortent de la ferme !” En revanche, quand on les renvoie, ils se vengent “Que tous les crapauds et serpents entrent dans la ferme “. Cette coutume est attestée dès 1435. elle est destinée à éloigner les esprits de l’hiver. Certains événements dramatiques liés aux marais ont aussi engendré des superstitions. Ainsi, la noyade de Joseph Meyer en 1888 dans les prés de Meistrazheim a créé une légende. Par les nuits venteuses, une main blafarde s’agit désespérément dans le sol avant de s’enfoncer. Et de longs cris de détresse transpercent la nuit avant l’engloutissement final. Le lieu de la noyade a été marqué par une borne. En conclusion Reste-t-il encore une peur des marais en France ? sans nul doute ! elle transparait souvent dans les écrits actuels, notamment dans les journaux, lorsqu’on évoque les inondations et les maladies. Et ce malgré les efforts consentis pour protéger ces milieux en voie de disparition, alors qu’ils pourraient avoir un rôle capital dans le captage des nappes et la ressource en eau et en biodiversité Références Bachelard G. 1942. “L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière. José Corti. Kuntzmann P. 1982 Le Bruch de l’Andlau Bull. ssociation Philomathique d’Alsace et de Lorraine, 19, 3-19 Mourreau J.J. La chasse sauvage. Editions Copernic Schmidt P.1986 Légendes et récits des villages du Bruch? Société d’Histoire des Quatre Cantons. p 123-140 Schnitzler-Lenoble A. 1989 Le ried de l’Andlau 7000 ans d’histoire naturelle et humaine aux portes de Strasbourg. Société savante d’Alsace et des régions de l’Est. Collections Mémoires et Documents tome XXXXI Terrasson, F., & Boncoeur, J. L. (1997). La peur de la nature. Sang de la terre. [...]
20 août 2022La forêt de Naliboki, située au centre ouest du Belarus (la Biélorussie), correspond à une vaste zone plate de 2750 km², situé à 135 km à l’Ouest de Minsk, la capitale de la Biélorussie. Elle est traversée par deux rivières (Nioman et Biarezina) et leurs affluents, qui inondent les forêts plusieurs fois au cours de l’année sur des durées de 20 à 40 jours, générant de vastes marais, la plupart boisés par l’aulne glutineux et le bouleau pubescent. Ces milieux humides couvrent 47% de la surface totale de la forêt. Sur les parties les plus élevées d’anciennes dunes, évoluent divers types de forêts constitués de pins, ou encore d’épicéas mêlés de bouleaux. Sur les terrasses plus fertiles s’étendent de belles chênaies mélangées de chênes sessiles mélangées d’érables planes et de tilleuls. Globalement, la forêt est jeune et seulement 7% est composée d’arbres de plus de 80 à 100 ans, parmi lesquels 2% de vieilles forêts âgées de 200 à 400 ans. Détail de la forêt de Naliboki, Belarus. En sombre, les surfaces forestières La forêt de Naliboki est notée NF en sombre Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, les interventions humaines sur l’hydrologie du milieu sont restées limitées. Elle se sont ensuite intensifiées entre 1960 et 1980 : les rivières ont été canalisées et les marais drainés. En 1990, avec le départ des Russes, les activités humaines se sont beaucoup ralenties en raison de l’émigration des populations rurales vers les villes. Seuls les villages autour de la forêt sont restés habités. La tranquillité du lieu a été renforcée par la création d’une réserve forestière (un zakaznik, ou aire de gestion et de protection du paysage) d’environ 900 km2 où toute chasse est interdite. Forêts de bouleaux et de pins poussant sur dunes Cette photo est typique de la gestion de la forêt : une coupe rase, puis des décennies sans rien toucher. La coupe est envahie par une végétation dense, qui est également très riche en bois morts. Ces facteurs sont très propices à la vie de la faune qu vient s’y nourrir et s’y reproduire Bord de rivière après inondation Un ensauvagement généralisé à toute la forêt La forêt de Naliboki a retrouvé une biodiversité qui s’était altérée par la chasse et les usages divers, mais qui n’avait pas disparu cependant à l’échelle du pays. Une biodiversité qui fait rêver pour les pays occidentaux : bison, élan, cerf, chevreuil, castor et sanglier ; loup, ours, lynx ; grand tétras, tétras lyre, gélinotte, grue, cigogne noire et blanche, aigle pomarin, aigle royal, pygargue à queue blanche, balbuzard pêcheur, chouette de l’Oural, chouette lapone… On y rencontre parfois des proies de grande taille, tuées par les grands prédateurs, dont je traiterai dans un autre article. L’ensauvagement des marais et l’importance vitale des castors Canal abandonné, forêt de Naliboki. Photo Vadim Sidorovich Marais retrouvé après abandon des drainages L’ensauvagement du marais après 1990 a été suivie par un scientifique zoologue de l’Académie des Sciences de Minsk, Vadim Sidorovich. Vadim Sidorovich Pour lui, l’ensauvagement n’aurait pu se faire sans le retour du castor, protégé après avoir été intensivement chassé. Deux processus majeurs ont été décrits par Vadim. Une remontée globale des eaux dans toutes les parties basses de Naliboki Les castors ayant bouché les canaux avec la construction des barrages, très nombreux sur le territoire, ont provoqué une remontée générale des niveaux d’eau de toute la forêt. En conséquence, les forêts ayant poussé sur des zones drainées ont été réinondées et sont redevenues des marais. Cette forêt a évolué durant 50 ans en milieu drainé. Depuis la remontée des eaux, les arbres souffrent d’hydromorphie et tombent, permettant le retour d’un marais plus ouvert. La conquête végétale des marais par les saules, bouleaux et aulnes le long des drains abandonnés a en effet stimulé la croissance du castor. Cette protection lui a permis de revenir en force coloniser les bords de rives qui se reboisaient, ce qui lui a permis d’édifier de nombreux barrages, et ainsi près de 700 nouveaux marais, qui ont transformé en marécages de nombreuses forêts asséchées. Hutte de castor en bordure d’un bras de rivière anciennement canalisé Hutte de castor construit le long d’un canal Castor sur son barrage. Photo Vadim Sidorovich Castor rassemblant des branches à côté d’un ancien canal La construction des huttes de castors a stimulé la biodiversité à l’échelle locale Par exemple, la remontée des eaux a aussi stimulé la croissance des plantes aquatiques, favorisant le retour de la biomasse animale : gros coléoptères aquatiques, diverses espèces d’amphibiens,  poissons de milieux stagnants, amphibiens hivernants, attirant du même coup leurs prédateurs, comme le hibou grand duc, aigle criard, chouette lapone,  busards, héron, grue et cigogne noire. Cigognes noires dans un ancien chenal. Photo Vadim Sidorovich Grue cendrée dans un bras d’eau. Photo Vadim Sidorovich L’abondance des huttes de castor a aussi favorisé les espèces qui occupent ces huttes quand elles sont abandonnées, comme la loutre, le vison européen, qui s’y réfugient l’hiver et y élèvent leurs petits, autant que quelques serpents et amphibiens. La circulation des animaux est devenue plus difficile par l’importance accrue des voies d’eau Les surfaces d’eau libre et les anciens chenaux sont parcourus par une foule de grands animaux. Biche traversant une surface d’eau libre dans un marais. Photo Vadim Sidorovich Loup nageant dans un ancien canal. Photo Vadim Sidorovich Ours traversant un ancien chenal à sec l’été. Photo Vadim Sidorovich Loup parcourant ce même chenal en eau. Photo Vadim Sidorovich Biche avec ses faons traversant un ancien chenal en eau au printemps. Photo Vadim Sidorovich Jeune loup abandonné dans un ancien chenal. Photo Vadim Sidorovich L’abandon des anciens canaux de drainage multiplie les chutes d’arbres, qui sont largement utilisés par la faune. Mettre des caméras devant ces passages le démontre ! Cet ours emprunte un barrage de castors pour traverser la rive. Photo vadim Sidorovich Lynx traversant le chenal. Photo Vadim Sidorovich Photo Vadim Sidorovich Renard traversant un ancien canal. Photo Vadim Sidorovich Loup traversant un ancien chenal. Il porte un bout de plastique dans sa gueule, prélevé dans une décharge, qui servira de jouet à ses petits Bison traversant un ancien chenal. Photo Vadim Sidorovich Celle des hommes aussi est devenue difficile ! Les huttes m’aident à passer les canaux dans les marécages ! En conclusion Cette histoire de la reconstitution des habitats naturels à une échelle aussi vaste concrétise l’importance considérable des pertes en habitats et en espèces occasionnées par les assèchements en France. D’immenses efforts seraient nécessaires pour revenir à ces milieux de marais, pour en restaurer ce qui peut l’être, et surtout se donner les moyens que la nature nous offre pour résister aux changements climatiques à venir. En complément à l’histoire de l’ensauvagement de Naliboki : L’histoire de Kasimir Hryhartseich Kasimir Hryhartseich Un lieu magique est celui où a vécu Kasimir Hryhartseich, dans la forêt de Naliboki. Il habitait la dernière maison d’un hameau disparu dénommé Barsucha, où il est mort vers 2010, âgé de 80 ans. Ce hameau avait été créé au XVIIe siècle, sur un îlot entouré par les deux bras de la rivière Izliedz, au centre de la forêt. Il s’était peu à peu vidé de ses habitants au cours du XXe siècle, après avoir développé une production locale de charbon. En 1942, il ne restait plus qu’une famille de 11 personnes de 3 générations : une grand-mère, un couple et leurs 8 enfants, dont Kasimir. En 1942, les nazis ont brûlé leur maison. La famille a alors vécu dans une indigence totale, dans un trou creusé dans le sol de la propriété, où ils entretenaient un feu constant, car ils manquaient d’allumettes. Leurs deux chèvres leur ont été volées par des voisins eux aussi dans une posture difficile en raison des combats. Ils ont vécu les hivers en se nourrissant de baies de viorne desséchées (qui se conservent en hiver), de myrtilles et autres végétaux de la forêt durant l’été ; de temps en temps, le père aidait les partisans soviétiques dans leurs activités de guérilla, ce qui lui permettait de rapporter quelque nourriture à sa famille. Dans de telles conditions, la mère et quatre des enfants sont morts de faim. Kasimir, lui, a survécu. Devenu adulte, il est retourné sur les lieux et y a fondé un nouveau foyer en reconstruisant une autre maison juste à côté de celle où il était né. Trois enfants y ont été élevés, un garçon et deux filles ; les parents vivaient du commerce de paniers fabriqués avec du bois local de saule, des produits de leur potager et de leur verger, de leurs animaux domestiques, et de la fabrication d’alcool. Une fois adulte, le fils a continué la fabrication d’alcool avec son père. Mais c’est un métier dangereux, notamment parce qu’il faut défricher. Un jour, un arbre s’est effondré sur lui, et il est mort, à 32 ans, dans les bras de son père. Les filles sont parties se marier en ville. Les deux époux sont restés seuls. Puis l’épouse a succombé à 65 ans à une consommation de champignons toxiques, ce qui semble arriver assez souvent parmi les habitants de cette forêt. Le vieil homme a alors vécu dans ce hameau perdu durant 15 ans. Vadim lui rendait visite de temps en temps, lorsqu’il étudiait la faune, et lui apportait des chiens errants pour lui tenir compagnie. Mais il lui était impossible de les garder, car les loups les tuaient lorsqu’ils s’éloignaient de sa maison. Kasimir est mort en solitaire, à 80 ans, et son corps n’a été découvert que 3 mois plus tard par une de ses filles. Depuis, le site est abandonné, et la nature y a repris ses droits. Cette histoire est d’une infinie tristesse, et a imprégné ces lieux d’une sorte d’irréalité. Y aller est presque une expédition, car les chemins d’accès sont peu visibles. La remontée des eaux suite à l’activité des castors explique que par endroits, le chemin d’accès soit envahi par la végétation semi-aquatique. La rivière principale qu’il faut traverser pour arriver aux anciennes maisons de Kasimir perd régulièrement son pont lors des inondations hivernales, qui ont sans doute gagné en violence et en fréquence. Le pont a été reconstruit récemment par Vadim après une inondation Les activités agricoles et pastorales du site ne sont visibles que par les différentes végétations qui ont envahi les lieux : les buissons épais de ronces ou des bois de jeunes bouleaux serrés correspondent aux anciens champs de pommes de terre, les buttes très hautes de graminées aux zones de pâture. Cet ancien chemin en bordure du marécage conduit à la maison de Kasimir Ces trois images montrent le site à différentes saisons. A gauche, au printemps, Vadim répare le pont pour accéder au lieu. Au centre, chemin en hiver, envahi par la végétation. A droite, aspect au premier printemps, lorsque les eaux sont hautes et qu’un brouillard condense l’humidité derrière la maison. La maison se dessine derrière un ancien verger de pommiers vénérables, qui donnent encore des fruits, très appréciés des animaux sauvages. Cette maison est tout en bois, selon la tradition biélorusse, avec d’élégants volets peints en bleu défraichi. Le bleu habille aussi le toit d’un joli puits en ruine tout à côté. La maison principale, dernière demeure de Kasimir, a été laissée telle qu’elle était de son vivant. A l’extérieur, de petits instruments d’agriculteur sont encore accrochés au mur, comme un petit collier orné de clous qu’on mettait au veau pour l’empêcher de téter sa mère. La maison de Kasimir, laissée à l’abandon en pleine forêt depuis une dizaine d’années On pénètre à l’intérieur de la maison en soulevant un vieux cadenas rouillé maintenant la porte par un clou. De l’antichambre remplie de divers objets cassés, on pénètre dans la salle principale, dominée par un grand poêle en faïence bleu vif. Le mobilier est dans un bien triste état : des chaises et une table défoncées, un divan éventré, un lit avec édredon et coussin déchirés, des vêtements et rideaux poussiéreux, du papier peint décollé, de vieux tableaux. Dans un coin de la maison, un livre de comptes ouvert côtoie une photo d’une petite fille, et d’un dessin d’enfant. Au-dessus de cet endroit subsistent encore des représentations de la Vierge en papier très défraîchi. Un blaireau a creusé son terrier sous la maison Sous la maison, un blaireau y a installé un terrier une année. Si le toit de la maison principale est encore en place, ceux des deux maisonnettes adjacentes se sont effondrés. Sans doute la construction était-elle moins solide. L’une d’elles servait d’étable : il reste encore le foin ; devant elle, une énorme luge qui devait servir à rapporter le bois de la forêt disparaît sous la végétation. Dans l’autre maison, étaient stockés les paniers en osier, qui s’accumulent encore sous le toit défoncé. Des nids d’oiseaux parsèment les charpentes. Intérieur de la maison de Kasimir. La maison n’est pas fermée, mais personne n’y vient Sur ces deux photos ci dessous, les papiers laissées par Kasimir montrent des souvenirs de son jeune temps, avec des dessins de petite fille. Devant ces deux maisonnettes, se trouve un monticule d’environ 20 m de diamètre, couvert d’herbes, qui correspond au lieu où se trouvait l’ancienne maison brûlée par les nazis. Durant la terrible période de famine qu’a endurée la famille, le père y avait planté quelques légumes. Sur cet emplacement se trouvait l’abri creusé par la famille durant la deuxième guerre mondiale. La faune sauvage a bien adopté ces lieux tranquilles : les caméras posées à proximité des pommiers montrent des ours recherchant les pommes avant l’hiver. Ils y ont laissé des crottes impressionnantes. Les caméras posées face aux poteaux électriques, dont les fils ont disparu, révèle le passage de renards, ours, loups (qui élèvent leurs petits derrière le marécage), blaireau, chien viverrin. Des pièges photo disposés devant la maison montre que la faune a investi les lieux. Ici un renard. Photo Vadim Sidorovich Un chevreuil passe devant la caméra. Photo Vadim Sidorovich En 2019, la caméra a saisi les jeux de l’ours mâle qui s’est installé dans les bois derrière la maison. Il s’agit d’un individu de grande taille, dont la silhouette se dresse, tout en noir, devant la maison abandonnée. Les deux points lumineux de ses yeux ajoutent à la magie des photos. Il semble prendre un réel plaisir à se frotter le dos ou la tête contre la résine très odorante qui exsude du poteau, et y passe de longs moments. 2147:050419:00C:2938:CAMERA1:7EG Photo Vadim Sidorovich Vadim Sidorovich connaît une des tanières des loups qui visitent également le site. Mais pour l’atteindre, il faut traverser la deuxième rivière, qui elle aussi s’est totalement ensauvagée. Son cours, dévié durant l’époque russe, a peu à peu retrouvé un parcours plus naturel, aidé par la chute des arbres dans le cours d’eau, et les barrages de castors en amont. On la traverse en équilibre sur des bois morts, munis de bâtons pour garder l’équilibre. Au-delà de la rivière s’étend un très grand marécage constitué d’aulnes. Ces aulnes ont des racines aériennes afin d’éviter l’asphyxie, qui aident à parcourir ce marais inondé l’hiver, et gorgé d’eau l’été ; il suffit en fait de sauter de l’un à l’autre, lorsqu’ils sont suffisamment proches. Si la distance est trop grande, les branches ou arbres tombés servent de passage. Cela a été le cas lors de ma visite en novembre. En mai, le niveau de l’eau était plus bas, et le marais a pu être parcouru en posant aussi le pied sur les touffes de laiches (Carex) et d’iris jaunes qui se sont développées au printemps. Évidemment, il est fréquent de tomber dans des trous d’eau ou dans la boue meuble, et d’en ressortir les bottes trempées. Ce marais est splendide, avec ses cassissiers sauvages, et ses fleurs de populage et de l’hottonie des marais, une rareté en Europe depuis la perte de ses zones humides ! Par sa grande surface et la difficulté pour le traverser, ce marais est devenu un puissant frein à la pénétration humaine ; il laisse tout loisir aux prédateurs de se reproduire dans les petits îlots dunaires boisés qui lui font suite, et qui étaient utilisés dans un passé lointain comme charbonnières. D’anciennes tanières de loups ont été creusées dans certaines d’entre elles : sur le sable rejeté par les parents, apparaissent des charbons de bois vieux de plusieurs siècles. Les arbres déracinés offrent aussi d’autres abris aux loups pour édifier des tanières temporaires. Tanière dans le marécage, sur une butte. Ce couple de loups avait élevé leurs petits dans le marécage à côté de la maison. Photo Vadim Sidorovich Cette année toutefois, les loups ne se sont pas installés derrière le marais : nous n’avons trouvé aucune trace de leur présence, en dépit d’une exploration minutieuse de toute une journée, sans doute parce que l’ours mâle photographié devant les poteaux s’est installé dans ces lieux.   Un lieu de repos pour les sangliers dans l’ancien verger, au milieu des pommes. Un lieu profondément empreint de spiritualité, comme il y en a beaucoup dans la forêt, où les drames ont été aussi discrets que nombreux. [...]
18 août 2022Marais des Baux et marais de la vallée d’Arles formaient un paysage unique, à l’ouest de la ville d’Arles, entre le massif des Alpilles et la Crau. Très plat, émaillé de pittoresques buttes rocheuses calcaires de faibles altitudes, entre 20 et 64m, ce paysage a été durant des millénaires un vaste marécage connecté aux eaux souterraines du Rhône et de la Crau. Situation des marais à l’Est d’Arles Le marais des Baux correspond à une dépression longue de 12 km, large de 1 à 2 km, allongée d’est en ouest, intercalée entre le versant montagneux calcaire des Alpilles et la Crau. La dépression se rétrécit vers l’ouest par un seuil, le Grand Barbegal. La partie la plus humide se situe au nord immédiat du bois de Santa Fé, d’où coulent les sources vers le nord. A l’Ouest du Grand Barbegal, s’étend une autre zone palustre, la plaine du Trébon qui correspond au marais d’Arles. Sur la carte ci-dessous, le marais des Baux est représenté en gris. Le marais d’Arles débute après le seuil rocheux de Barbegal, à l’ouest immédiat du marais des Baux. Il est représenté en tirets sur fond blanc. Quand les tirets sont sur fond gris, on arrive dans le lit majeur historique du Rhône. Ces marais ont disparu du paysage, mais les paysages marécageux apparaissent sur les cartes anciennes. Ci-dessous : Sur cette aquarelle du XVIIe siècle, le marais d’Arles est représenté à droite sous la forme de deux taches bleues. Les taches noires représentent l’abbaye de Montmajour. A gauche de l’aquarelle, est dessiné le Rhône et ses bras. Arles est représenté à gauche, le Rhône en haut à gauche, et le début du marais avec les deux buttes témoins (Montmajour, Cordes) à droite au milieu du marais (en bleu). Sur la carte de Cassini ci dessous, on voit le rétrécissement occasionné par le seuil rocheux de Barbegal, à droite de l’étang de la Peluque. Carte de Cassini, XVIIIe siècle. Le milieu est indemne Carte d’État major, milieu XIXe siècle. Les travaux de dessèchement ont débuté, mais le milieu est bien plus humide qu’actuellement car il reste de grandes surface en eau libre Un fonctionnement complexe Le marais des Baux correspond à la zone topographiquement la plus basse, créée par des mouvements tectoniques au cours du Quaternaire. La dépression, dont la base se situe à 9m de profondeur, s’est remplie de sables et limons sur environ 6m au cours la dernière période glaciaire, il y a 100 000 ans. Ce remplissage sédimentaire s’est poursuivi au cours de l’Holocène, en relation indirecte avec le niveau de la mer, et aussi les remblais des affluents locaux des montagnes avoisinantes. Parmi les sources alimentant le marais, celle du bois de Santa Fé est la plus importante : cette source alimente des zones humides en contrebas direct de la butte. Toutefois, ce sont essentiellement les aquifères de la Crau qui alimentent le marais des Baux, car son niveau est situé sous celui de cet aquifère. Quant à la zone palustre d’Arles, elle s’est formée lors de l’élévation du niveau des eaux dans la basse vallée du Rhône au cours de l’Holocène. Les eaux du marais des Baux s’écoulent naturellement vers l’ouest par le passage de Barbegal, vers le marais d’Arles. Son alimentation est complexe, l’essentiel provenant des eaux souterraines provenant de la Crau et de la plaine du Rhône, bien davantage que par les aquifères des Alpilles. Les grandes inondations du Rhône arrivaient aussi jusqu’aux marais. Au cours de l’Holocène, ces deux marais ont connu plusieurs fluctuations de leurs niveaux d’eau, en rapport avec des changements climatiques des derniers millénaires. Une période très humide est en effet détectée au début du Chalcolithique, autour de 2500-2200 ans avant JC; elle a engendré une première mise en place du plan d’eau, lié à l’accumulation de tourbe. Une deuxième période très humide est répertoriée au cours de l’Âge du Fer, entre 793 à 405 av. J.-C. La tendance s’inverse entre le premier et le troisième siècle après J.C., avec une période chaude et plutôt sèche. Au cours de cette période favorable, l’abaissement significatif du niveau des eaux a permis aux Romains, qui avaient créé une colonie sur le site de Arles, de drainer modérément les marais, de créer de petits étangs poissonneux et des prairies humides même au cœur de l’été, pour le pâturage des bovins. Les Romains ont aussi élaboré un système complexe de moulins fonctionnant par des aqueducs, du Rocher de la Pène vers le marais des Baux, afin d’alimenter la ville d’Arles en eau. Passage creusé dans le rocher menant au seuil rocheux de Barbegal Le climat s’humidifie à nouveau à la fin de l’Empire romain. Cette tendance très humide se poursuit durant le Haut Moyen-Age, autour des VIème-VIIe siècle. La remontée des eaux, générées par une climat plus humide, mais aussi par la détérioration des drainages romains, explique l’apparition de vastes étangs permanents d’environ 3m de profondeur. Au Xe siècle, à la fondation de l’abbaye de Montmajour en 949, les niveaux d’eau étaient encore très élevés, nécessitant des barques pour atteindre le rocher. Texte affiché à l’abbaye de Montmajour L’ermitage était situé au pied de la butte, proche du marais. On y accédait en barque Chapelle semi-troglodytique du premier ermitage À la fin du Moyen Âge, les eaux des marais des Baux étaient arrêtées au niveau du seuil de Barbegal et où s’est maintenu un étang encore cité dans les archives du XVe et du XVIe siècle. Les textes indiquent que les marais fournissaient aux habitants qui vivaient sur les éminences rocheuses proches d’abondantes ressources : du poisson (dont la carpe, introduite à partir de l’Europe de l’Est), du gibier et des sites d’élevage du bétail. Les assèchements La gestion des eaux est ancienne, comme on l’a vu, datant de l’époque romaine. Les drainages reprennent au XII-XIIIe siècle, puis au XVIIe siècle, qui constituent un tournant dans la gestion des marais. On tente ainsi la poldérisation du marais des Baux en 1646 sous l’impulsion des techniciens hollandais (cf article introductif) mais des conflits éclatent. Le marais reste en place ! On voit encore à quel point le milieu était encore inondé et impraticable sur la carte de Cassini (cf carte plus haut). Les moines et les pèlerins se rendant au Pardon du 3 mai accédaient à l’abbaye en barque à fond plat en suivant les canaux dont la roubine du roi reliant l’abbaye à la porte de la Cavalerie à Arles. Des noyades sont régulières, certaines étant répertoriées dans les journaux locaux. Jusqu’au XIXe siècle, les marais ont permis à des dizaines de familles de vivre de la pêche. Les poissons regorgeaient dans ces marais ! L’anguille est signalée dans les sites archéologiques proches, de même que la carpe, introduite à l’époque médiévale. Le chaume coupé permettait aussi d’assurer le travail des vanniers qui travaillaient l’osier. De plus, la terre des marais servait à fertiliser les oliviers, abondamment cultivés dans la vallée. Les paysans arrachaient des plaques de boue, appelées moutouso en provençal, qu’ils déposaient au pied des oliviers pour leur conserver de l’humidité par temps chaud. Les tentatives d’assèchement se poursuivent au cours du XVIIIe et XIXe siècle, au nom de l’hygiène, en invoquant les fièvres, mais surtout pour mettre la main sur des terres qu’on peut rendre fertiles, et surtout pour supprimer des zones de non droit, où se réfugiaient les réfractaires à la conscription sous l’Empire. Le dessèchement de la vallée se concrétise en 1850 avec la création de canaux et de roubines qui recueillent le ruissellement gravitaire en un seul canal, celui de la vallée des Baux. Certains déplorent alors la baisse de biodiversité en oiseaux et en poissons. Toutefois, la beauté des paysages palustres subsiste encore, comme le prouve ce beau tableau peint par Vincent Van Gogh en 1888, Coucher de soleil à Montmajour : Coucher de soleil à Montmajour, Vincent Van Gogh Malgré ces travaux, les inondations n’ont pas disparu. En 1856, le Rhône a inondé tout son lit majeur entre Tarascon et la Camargue, incluant les marais. La délégation impériale constate la catastrophe depuis une tour de l’amphithéâtre(Gravure de M. Laurens ; archives départementales des Bouches-du-Rhône ; photo V. Montel) Enfin, au cours du XXe siècle, en 1950 la gestion des eaux s’intensifie encore, par poldérisation des derniers étangs par mise en place de motopompes sous la responsabilité de la Compagnie nationale du Rhône. La région est divisée en plusieurs bassins indépendants de manière à assurer l’assainissement par le pompage des eaux basses ; l’écoulement gravitaire disparaît. Système de pompage au cœur de l’ancien marais Renaissance temporaire des marais en 2003 Et pourtant : lors de l’inondation millénaire du Rhône en décembre 2003, les marais sont à nouveau inondés, ainsi qu’en témoigne cette image satellite. Vue globale de l’inondation de décembre 2003 entre Tarascon et la mer. Le marais des Baux correspond à la langue bleue au-dessus de Saint Martin de Crau. Toutefois, le marais d’Arles n’a pas pu alors jouer pleinement son rôle en raison de la construction du canal de Vigueirat au nord d’Arles. Sur la photo ci-dessous, on voit les eaux du Rhône arrêtées par le canal. Inondations de 2003 au nord d’Arles. On voit le canal de Vigueirat à droite, qui freine les eaux d’inondation qui devraient s’écouler davantage vers l’ancien marais à droite. Daniel Bounias, accessible sur internet Depuis, un siphon a été creusé sous ce canal afin de diminuer la durée d’évacuation de l’eau et la partager de manière équitable vers les anciens marais. Des paysages dégradés Riziculture intensive dans le marais d’Arles. Il ne reste donc pas grand-chose de la splendeur de ces marais, dont le visage actuel, à l’image des autres grands anciens marais de France, est consternant : une artificialisation à outrance par des réseaux de canaux aux eaux polluées, et une agriculture productiviste, cultivant céréales, vigne, fourrages artificiels et depuis quelques décennies, une extension de la riziculture. Les surfaces humides n’occupent même plus 500 ha, sous forme de prairies humides et de petites surfaces d’eau. Pourtant, cette zone humide non habitée pourrait retrouver son rôle bien plus aisément que celles proches des villes. Que reste-t-il de la biodiversité d’antan ? Le marais de Beauchamp Aujourd’hui, les paysages la biodiversité ne se maintient donc que dans de modestes sites. Des marais d’Arles, totalement asséchés, il ne reste qu’un petit marais d’une centaine d’hectares, dont 23 ha protégés, le marais de Beauchamp situé à l’exutoire du bassin versant de la vallée des Baux et dernier vestige des marais d’Arles. Ajoutons à cela les quelques ripisylves spontanées à peuplier blanc et aulne, évoluant aux bords du canal des Baux. Quelques aigrettes dans les prairies humides de l’ancien marais des Baux. Marais de Beauchamp devant la montagne des Cordes La zone palustre du marécage d’Ilon : le dernier témoignage de la splendeur du passé Cette photo et les deux qui suivent se situent dans la partie la plus humide de l’ancien marais (en partie dans la réserve de l’Ilon) La partie externe aux marais, le long de la digue bordant le canal Le long du canal et dans les milieux ouverts adjacents, les anciens marais ont été convertis en prairies humides par un réseau complexe de canaux. Vue sur les prairies humides Prairie au nord du marais d’Ilon J’ai trouvé trois pieds de vigne à divers endroits le long du canal bordant la réserve de l’Ilon. Ils sont sans doute sauvages (Vitis sylvatica ssp sylvestris), espèce protégée, mais il faudrait le confirmer par une analyse génétique. Il y a aussi un peu plus loin, une grande abondance de vignes ensauvagées échappées des vignobles, et qui correspondent à des porte greffes d’origine américaine. Vigne sauvage trouvée le long du canal longeant la réserve d’Ilon. Une rareté absolue dans ce marais ! La forme des feuilles attribue cette vigne à l’espèce sauvage. Cette vigne a toute l’apparence d’une vigne sauvage Ce rideau de vignes correspond à la vigne américaine ensauvagée, très répandue dans le sud de la France. Elle est située le long du même canal, mais plus loin. La faune du marais de l’Ilon Quant à la faune, la liste établie par le parc naturel régional des Alpilles indique, dans le marais de l’Ilon, réserve régionale, la présence de limicoles (vanneaux, bécassine, échasse blanche), héron pourpré, héron cendré, butor étoilé, et aigrette garzette, oies sauvages, diverses espèces d’oiseaux d’eau, passereaux paludicoles, rapaces inféodés aux zones humides comme le busard des roseaux…etc. On y trouve encore la cistude d’Europe. Pour ma part, j’ai vu en une sortie ce mois d’août un rollier dans les champs, et une colonie d’aigrettes garzettes dans une prairie humide. Mais le plus spectaculaire est la migration des hirondelles rustiques, qui se rassemblent dans le marais des Baux en grand nombre en automne. Ces hirondelles proviennent principalement d’un couloir allant de la Scandinavie du Sud au Sud de la France, en passant par les vallées du Rhin et du Rhône, selon une étude effectuée entre 2006 et 2019 par l’Association A Rocha France. Migration des hirondelles dans le marais des Baux. Photo Internet Ne devrait-on pas changer de stratégie ? Peut-être aurait-il fallu profiter de l’inondation exceptionnelle de 2003 pour repenser la situation et faire renaître le marais d’antan, dans un site où les habitations sont très rares. Cela a été tenté, au vu des articles parus dans la presse. En voici les passages les plus intéressants Dans le cadre du type d’exploitation actuelle, le système d’assèchement constitue une obligation, or il estcoûteux à entretenir. Est-il économiquement viable? Les surfaces asséchées sont principalement consacrées aux grandes cultures, n’y aurait-il pas d’autres valorisations possibles ? En 2003, la vallée inondée a été belle, avec, comme autrefois, des milliers d’oiseaux d’eau qui ont séjourné au pied des Alpilles. 4 ans plus tard, on peut lire dans le livre sur les Alpilles (éditions Alpes de Lumière) la même incitation de la part d’un historien : Il est aujourd’hui difficile de prédire l’évolution de ce qui reste du marais des Baux, sans cesse recréé par le ruissellement, sans cesse évacué par le drainage et les motopompes… les communautés locales prendront-elles conscience qu’il s’agit là du milieu touristique complémentaire du massif des Alpilles ? Acceptera-t-on de reconnaître sa fonction naturelle de déversoir des inondations du Rhône ? Actuellement, les titres de protection prestigieux se superposent notamment l’intégration du marais des Baux dans le parc naturel régional des Alpilles en 2007 ainsi que dans le réseau Natura 2000, intégration du marais de Beauchamp au parc naturel régional de Camargue. En cliquant sur Google le titre suivant https://www.parc-alpilles.fr › … › Une nature exceptionnelle: on peut lire un avis fort enthousiaste de la situation actuelle : « Cette partie du territoire du Parc présente des caractéristiques écologiques, agricoles, paysagères hors du commun et en lien étroit avec le territoire voisin de la Camargue : présence de zones humides d’une importance biologique remarquable, zone de frayère de grande importance piscicole, champ d’expansion des crues du Rhône, zones agricoles riches et variées (grandes cultures, élevage, culture fourragère, etc.), secteur important pour la trame verte et bleue de liaison écologique entre les Alpilles et la Camargue. » Très exagéré à mon sens au vu de mes propres observations ! Notons que le plus aberrant dans la gestion de ce marais asséché est que l’ensemble des sources qui s’étendent à partir des collines avoisinantes est pompé et envoyé à la mer via le Rhône ! En périodes de canicules à venir , ce serait bien plus judicieux de faire revenir le marais, même si les moustiques revenaient. Références Schnitzler-Lenoble, A., Arnold, C., Guibal, F., & Walter, J. M. (2018). Histoire de la vigne sauvage, Vitis vinifera ssp. sylvestris, en Camargue/Wild grapevine Vitis vinifera ssp. sylvestris in Camargue, southern France. ecologia mediterranea, 44(1), 53-66. Bruneton, H., Lippmann-Provansal, M., Leveau, P., & Jorda, M. (1998). Le marais des Baux archéologie et paléoenvironnements. Méditerranée, 90(4), 31-40. Froissart Y., Les anciens marais des Baux seront-ils remis en eau ?, Espaces naturels, avril 2010, n°30. Disponible sur : http://www.espaces-naturels.info/anciens-marais-baux-seront-ils-remis-en-eau Rouquette J.M. et Bastié A. L’abbaye de Montmajour. Editions du patrimoine Les Alpilles 2007. Editions Les Alpes de lumière [...]
18 août 2022Marais, marécages, forêts marécageuses et inondées abondaient en France avant les travaux d’assèchement des milieux humides, le long des côtes atlantiques et méditerranéennes, dans les vallées alluviales de grands fleuves (Loire, Rhône, Seine.. et affluents), ainsi que dans les dépressions naturelles de grande envergure. On peut y ajouter les surfaces inondées plus modestes de moyenne montagne, où tourbières et petits marécages occupaient de tous les fonds de vallées. Le marais à aulne glutineux retient les eaux dans les sols et la restitue en période sèche. Ce système est hautement résilient si’l est conservé à large échelle Forêt marécageuse à aulne glutineux, vallée du Rhin Vallée de Gobert, Loire Roselière, source de richesse pour la faune paludicole Il n’en reste actuellement que de petites surfaces, trop exiguës et surtout trop surexploitées pour qu’on puisse avoir une claire idée de ce qui a été détruit. L’assèchement des marais Les marais, boisés ou non, si nombreux en France, constituaient encore à la fin du Moyen Âge des revenus non négligeables pour leurs propriétaires, paysans et noblesse locale, par une exploitation extensive telle que l’exploitation du poisson par la création de petits étangs, la cueillette des roseaux et de la tourbe, le pacage du bétail, sans compter les ressources cynégétiques. Cela n’est guère étonnant, au vu des richesses naturelles des zones humides, en terme d’habitats et d’espèces. Plus concrètement : une affaire d’argent L’évolution des technologies, les luttes des puissants et la quête de terres ont changé la donne, non seulement en France, mais dans toute l’Europe de l’Ouest. Dès la fin du XVe siècle en effet, la bonification et l’assèchement des marais et lacs intérieurs consolident les puissances commerciales et militaires vénitiennes et néerlandaises. En France, les assèchements ont participé d’un mouvement massif de prise de contrôle des terres par la noblesse aristocratique urbaine. Les premiers assèchements d’envergure débutent sous Henri IV et Sully, période à laquelle une nouvelle aristocratie s’installe au pouvoir. En 1605 naît ainsi l’Association pour l’assèchement des lacs et marais de France. On se propose alors d’assécher 130 000 ha de terres marécageuses, avec pour arguments majeurs que le dessèchement des marais « essuie la terre pour la rendre labourable et fructueuse », que « les palus rendent beaucoup de mauvaises vapeurs, et infectent l’air », reprenant ainsi une idée véhiculée depuis l’Antiquité. En d’autres termes, les espaces « fangeux » sont déclarés répulsifs, pour de multiples raisons : nids de moustiques, sources de maladies, inondés et donc non cultivables. Neuf grands marais en France, principalement sur les côtes, sont ainsi asséchés entre 1599 et 1630, sur des surfaces considérables, entre 900 et 5000 ha, à l’exemple de la Hollande. Menés souvent d’une manière brutale et précipitée, leur application suscitait souvent donc de nombreuses oppositions dans le pays, en raison de la mauvaise appréciation de la réalité hydrologique parmi les élites politiques, et des pertes financières des propriétaires locaux. Les locaux dénoncent les nombreuses spoliations, car on leur retirait alors les droit d’usage dont un grand nombre dépendait pour vivre. Malgré cela, le discours « dessicateur » s‘amplifie les siècles suivants, période des vastes assèchements et aménagements des grands fleuves. Sur la carte ci-dessous ont été figurés les marais asséchés au cours du XVIIe siècle (source : Rafael Morera, L’assèchement des marais, Editions Presses universitaires 2011, https://journals.openedition.org/artefact/9529) O. CIZEL, GHZH, Protection et gestion des espaces humides et aquatiques 10 Guide juridique, Pôle-relais Lagunes, Agence de l’eau RM&C, 2010 Depuis ces dernières décennies, les scientifiques étudient les énormes pertes de biodiversité subies du fait des travaux hydrauliques. Les publications se multiplient dans le monde, soulignant les erreurs et adjurant un retour vers une autre gestion des espaces. Un des arguments les plus importants, à l’heure actuelle, est bien le problème de la ressource en eau, si fortement altérée par des canicules à répétition, et qu’on aurait pu éviter en laissant la nature recharger les nappes et conserver les habitats les plus aptes à conserver l’eau : les forêts! Les marais boisés et forêts alluviales jouent un rôle inégalé et peu reconnu par le public dans la purification des eaux et l’humidification de l’air. Ces écosystèmes stockent l’eau, dans les nappes, le sol superficiel, et les grands arbres, lors des épisodes de crue et de pluviosité élevée, et les restituent en périodes de canicules. En asséchant et en polluant, nous perdons notre capacité de résilience face aux événements climatiques à venir, qui prévoient canicules et assèchements d’envergure des plaines alluviale. Les efforts menés par les protecteurs de la nature pour acheter et redonner vie aux marais sont souvent vains. Il semble qu’il soit actuellement impossible de « retourner en arrière », soit de retrouver la pleine fonctionnalité et les usages extensifs de ces milieux, bien que ce soit techniquement possible. Ci-dessous voici quelques exemples de l’importance des marais et zones humides pour la société humaine : Pour illustrer l’importance de cette thématique, je développerai trois articles traitant des sujets suivants. En premier, l’histoire de l’assèchement des marais des Baux et d’Arles, une grande zone humide du sud est de la France très profondément altérée malgré les titres de protection dont elle bénéficie ; En second, celle d’une renaturation spontanée, spectaculaire d’un vaste marécage, à l’Est de l’Europe, en Belarus, après exode rural et protection des milieux. En troisième, les peurs associées traditionnellement aux marais, toujours vivaces dans les sociétés actuelles. [...]

Vivre sur les rochers : volcans et îles