Le Bruch de l’Andlau, Alsace : histoire et légendes associées à la peur des marais

Jadis, vivre autour des marais n’était guère facile, et les superstitions ou histoires fantastiques étaient nombreuses. En Alsace, où les zones humides étaient vastes, des historiens locaux (Pierre Kuntzmann et Pierre Schmidt) ont recueilli quelques conditions de vie des populations autour d’un des plus grands marais de la plaine, le Bruch de l’Andlau (Bruch signifiant marais, impropre à la culture).

Cet ancien marais de 23 km sur 5 km couvrait 6000 ha à au sud ouest de Strasbourg, en Alsace.

Les paysages originels: aulnaies marécageuses et aulnaies à frêne

Les paysages originels étaient très souvent inondés par les rivières Ehn et Andlau. Dans les dépressions les plus basses de ce site, les marais étaient permanents et colonisés par une seule espèce d’arbre capable de vivre plusieurs mois dans des eaux stagnantes: l’aulne glutineux (Alnus glutinosa). Pour éviter l’asphyxie racinaire, l’aulne a la capacité de surélever ses racines hors du niveau d’inondation le plus haut, ce qui lui donne un aspect en échasses.

Aulnaie marécageuse du nord du Bruch (lieu-dit Löttel), un vestige remarquable du marais primitif
Ces aulnes conservent encore des racines aériennes.
Les vastes aulnaies ont disparu. On peut imaginer que les aulnaies primitives du Bruch ressemblaient à celle ci-dessous, prise dans un autre petit marais résiduel du nord de l’Alsace, près de Forsfeld.

Ces aulnaies marécageuses, parcourues par les rivières de l’Ehn et l’Andlau et nombreux affluents, ont sans doute disparu depuis des siècles par des défrichements, et ce à la différence des marais et forêts alluviales de l’Ill et du Rhin. Elles ont été remplacées par des pâtures et des prairies, de valeur médiocre. en raison de l’omniprésence de l’eau.

La vie traditionnelle dans le Bruch

Jusqu’au XIXe siècle, le Bruch était un immense marais difficile d’accès, où la circulation n’était possible sur sur les levées de terre et les bords surélevés des cours d’eau et des fossés. Ainsi, en 1861, un botaniste local célèbre, Frédéric Kirschleger (1804-1869), qualifiait ce marais d’impénétrable. Le Bruch ne connaissait de présence humaine qu’au cours de la fenaison. Les bœufs s’enfonçaient jusqu’aux genoux en plein été dans les terres gorgées d’eau, comme le rapportent les archives de Meistratzheim au début du XXe siècle.

Tout le reste de l’année, il retombait dans une grande solitude. Il existait ainsi, au milieu du marais, un lieu-dit « America », car il semblait inaccessible aux habitants ! Ce lieu-dit n’est pas reproduit sur la carte d’aujourd’hui, il se trouvait dans la partie la plus marécageuse de tout le Bruch, qui a été activement drainée, et est aujourd’hui asséchée par les grandes gravières (sur le coin en haut à droite de cette carte. Au lieu-dit Nachtweid, le dernier loup a été tué début du XXe siècle.

Cette carte du Bruch de Meistratzheim était le lieu de découvertes naturalistes de Pierre Kuntzmann. au lieu-dit Nachtweid, a été tué le dernier loup au début du XIXe siècle. La petite croix à droite de la carte, le long de la ligne de haute tension, est la croix perdue

« Originaire d’un village du Bruch, j’aimais à parcourir les vastes étendues de mon enfance. J’y ramassais beaucop de peaux de couleuvres et y capturais d’innombrables papillons. J’assistais aux travaux de la fenaison, quand les paysannes, pieds nus, tiraient avec des râteaux en bois le foin des dépressions inondées, pour le porter sur la terre sèche des levées.  »

Pierre Kuntzmann, 1982

Cet amoureux du Bruch a étudié durant de longues années la biodiversité du marais en lépidoptères et en plantes palustres.

Le Bruch était en effet, comme tout marécage, un milieu foisonnant de vie sauvage, comme en témoigne aussi le nombre de braconniers qui sévissaient dans le marais il y a quelques siècles !

La vie dans les villages autour du Bruch n’était toutefois guère facile, car les rues étaient souvent inondées par les rivières (Andlau et Ehn) et les fossés. À Meistratzheim par exemple, les paysans allaient à l’église en échasses le dimanche. A Westhouse, des dalles surmontaient les rues pour éviter la boue. Les villages étaient souvent inondés par les débordements des rivières. Cela arrive encore de nos jours lors des très grosses pluies.

Autre inconvénient : les moustiques étaient omniprésents. Pierre Kuntzmann note ainsi : « Inutile de dire que les moustiques étaient présents par nuées, empêchant les gens de dormir. Je me souviens fort bien que ma mère flambait les ailes des moustiques assis aux murs des chambres à coucher. »

Le Bruch s’est peu à peu asséché après les années 1960 avec le creusement de vastes gravières, la rectification des rivières, qui se sont ajoutés aux effets des fossés. À cela s’ajoutent les prélèvements des eaux pour les villages. Cette année, l’Andlau est à son niveau le plus bas, et l’Ergelsenbach, ce joyau de rivière phréatique, est à sec.

L’Ergelsenbach avec ancienne vanne datant de l’époque allemande, XIXe siècle
L’Ergelsenbach à sec cet été 2022

La forêt en revanche n’était plus utilisée, et se renaturait depuis quelques années.

L’ancienne aulnaie marécageuse, asséchée, acquiert une naturalité intéressante depuis qu’elle n’est plus exploitée

Quelques légendes du Bruch de l’Andlau

Le Bruch de l’Andlau est riche en légendes ou en récits plus ou moins enjolivés en relation avec la proximité du marais : paludisme, serpents et crapauds, paysages humides propices aux apparitions fantastiques et aux êtres malfaisants. Ces histoires locales ont été recueillies par quelques historiens locaux auprès des habitants des villages, et publiées dans des revues locales.

La croix miraculeuse de Krautergersheim (S’Wimderkriz)

Cette croix aurait été érigée par un curé, pour remercier Dieu de l’avoir délivré d’un mal mystérieux: fièvres intermittentes, frissons. On appelait cette maladie « Friere » (frissonnement). Elle était attribuée aux « miasmes pestilentiels » des marécages, dont on sait maintenant qu’elle correspond au paludisme. Mais la croix était vénérée pour d’autres problèmes (femmes enceintes, enfants malades ou handicapés), coliques, impétigo, maladies du bétail. On y trouve encore quelques objets: crucifix, bougies, et même des morceaux de linge de bébé et une tétine accrochée au Christ.

Cette croix de pélerinage est située à 1 km du village de Krauterergersheim. Elle est toujours vénérée en dépit d’un environnement peu poétique: à la place de l’ancien marais, se trouve une gravière (Beton Ried)

La croix perdue (s’Verlore Kriz)

Le nom de croix perdu lui vient de son extrême isolement, à l’époque où les marais occupaient l’essentiel du Bruch. Les elfes venaient glisser sur les nappes de brouillard. On parlait aussi de sorcières qui faisaient des sarabandes infernales et harcelaient les chevaux. En 1780, la commun a alors ériger cette croix, pour conjurer les sorcières. Depuis ce jour, les chevaux avaient la paix. Mais les bergers entendaient les elfes sangloter, car l’accès du lieu leur était devenu interdit.

Durant la Révolution, la croix avait été enterrée pour échapper à la destruction, puis déterrée et érigée à nouveau en 1802. Les femmes enceintes y faisaient des pèlerinages.

Chemin médiéval

Ce chemin à peine marqué dans le paysage des prairies, date de plusieurs siècles: il avait été exhaussé afin que les paysans puissent traverser le marais en évitant de s’embourbant. Il aboutit à la croix perdue derrière le rideau d’arbres.

Marais fantastiques et peur de la mort

Le marais symbolise souvent la souillure, la décomposition, l’engloutissement dans les eaux dormantes mais aussi la régénération. Il est peuplé de fées et d’ondines, emblématiques du monde aquatique (cas de la Croix perdue), une ouverture vers l’autre monde, celui des morts et des damnés, avec les âmes errant dans les marais. Ces âmes composent notamment la Chasse sauvage, mythe populaire européen impliquant un groupe de chasseurs surnaturels.

Les origines de ces chasses sont complexes. Elles pourraient résulter de mythes dégradés, avec confusion des valeurs, provoqué par l’intrusion du christianisme en Europe. Les dieux tutélaires se tryuvèrent alors rejetées du côté des puissances infernales, avec destruction des sanctuaires, et les mythes privés de sens.

Cela explique le rejet actuel des marais, bien expliqué par François Terrasson dans son livre La peur de la nature, paru en 1988 :

« Vivante image du diable, porte de l’Enfer, l’eau morte est pervertie parce que mélangée à la terre, parce que silencieuse, immobile, porteuse de germes mortels. Dans un marais, les repères habituels s’effacent. La sauvagerie de la végétation exubérante, le grouillement des hôtes des marais, serpents et crapauds, sont associés. Pour l’homme d’obédience chrétienne, à la luxure et au mal. Aux marais sont associés toutes les répugnances « concernant la vase, le venin, la pourriture, la vermine, les excréments, tout ce qui faufile et rampe, englue, colle, suinte et glisse.. »

Selon Pierre Kuntzmann, la proximité d’un marais « impénétrable » créait à l’évidence un environnement favorable à la superstition et aux nombreuses légendes qu’il a collectées avec Pierre Schmid. Ces auteurs ont recueilli plusieurs récits de chevauchée fantastique. Ainsi, par les nuits tourmentées et sans lune, un cavalier portant sa tête dans ses mains, le Hüdadada, passe dans le marais sur un fougueux cheval blanc. Ce fantôme hante notamment le lieu-dit « Im Wiedloch », entre Westhouse et le Holzbad. Gare au voyage attardé qui répond à son appel : il sera précipité dans le marais. Il existe d’autres légendes de chasse sauvage dans d’autres vallées vosgiennes, come la vallée de Munster, qui « passe avec fracas, suivi de sa troupe folle. Son cri de chasse est le même que dans le Bruch: ‘Huhde, Huhdada »

Il existe aussi l’Alezan fantôme, cheval couleur de feu, qui fend l’air avec des bonds prodigieux et des gerbes d’étincelles. Quiconque l’enfourche ne revient jamais ».

Ces chevauchées sont des traditions orales, mais il en existe une qui a été matérialisée dans la chapelle du Holzbad, au sud du Bruch, sous forme de magnifiques fresques datant du XIVe siècle. Celle du fond de la chapelle représente un spectre chevauchant un cheval au galop. Des points noirs sous le cheval pourraient correspondre aux bubons de la peste.

Tout au nord, le petit pont « S’Pater Diz-Maz Brückel » permettant de franchir un vieux fossé de drainage, le Scheidgraben, entre Krautergersheim et Innenheim, avait autrefois la réputation d’être hanté. Certaines nuits, un cheval noir galopait sans cesse autour du point, empêchant les voyageurs de passer. Parfois s’y trouvait un moine fantôme qui se tenait là, immobile, jusqu’au petit matin. Il avait les bras croisés sur la poitrine et le capuchon rabattu sur la tête en signe de pénitence. La journée, il se réfugiait sous le pont.

Autres hommes maudits cités par les villageois : des hommes de feu, qui sont des âmes du purgatoire expiant leurs péchés par le feu, mais peuvent être rachetés. Lorsqu’un de ces hommes apparaît, il laisse une trace noire d’une main sur une porte ou un volet. Les hommes noirs ont commis des forfaits plus graves et vont en enfer. On donnait Nick le Noir (« Der Schwarze Klau ») qui hante les abords de la rivière Scheer au sud du Bruch, ou l’homme noir (« D’r schwärz Männ ») qui pousse des gémissements lugubres quand la lune est pleine.

Les femmes aussi pouvaient être redoutables, en tant que sorcières. Le rassemblement des sorcières se faisait par exemple sur un sommet dominant le Bruch, le Glöeckelsberg, près de Blaesheim. Ainsi, contre les mauvais sorts jetés par les sorcières existait une tradition: il fallait battre le tas de poussière ramassé avec un gros bâton et laisser le balai au fond de l’église (cas de l’église St Blaise de Valff).

Chapelle St Blaise, Valffheim, datant du XVIIe siècle, qui a été rénovée depuis.

On a retrouvé aussi des points blancs sur les poutres des maisons pour conjurer le mauvais sort.

Poutres avec points blancs, maison d’Uttwiller. Photo Annik Schnitzler

La peur des serpents et des crapauds

« Les marais du Bruch grouillaient de crapauds, de grenouilles, de tritons, de lézards, de serpents et autres bestioles qui envahissaient périodiquement rues, cours, habitations, étables, et constituaient une véritable plaie pour les habitants.  » écrit Pierre Schmidt. « Ils redoutaient particulièrement les serpents pour lesquels ils éprouvaient une répulsion atavique, le serpent étant considéré comme l’incarnation du démon tentateur. Quant aux crapauds, ils passaient pour des êtres maléfiques, sans doute à cause de leur aspect laid et répugnant ». Cet auteur ne semble pas lui non plus avoir considéré très positivement ces espèces du marais ! Cette répulsion explique certaines coutumes. Ainsi, à Krautergersheim, on invoquait St Apre pour qu’il chasse les serpents du territoire. Il porte encore aujourd’hui le surnom « Schlängepatron », et figure sur le vitrail du choeur de l’église où on le voit debout au milieu d’un amas de reptiles.

Une coutume locale, dénommée « Schellentag » illustre également cette répulsion qu’éprouvaient les villageois pour les animaux des eaux dormantes. Le 21 février, le Jour des Sonnets, les enfants faisaient le tour des fermes du village en agitant des clochettes « Voulez-vous nous donner quelque chose ‘. demandent-ils. Si le pays est généreux, les enfants pénètrent ans la cour de la maison en criant « Que tous les crapauds et serpents sortent de la ferme ! » En revanche, quand on les renvoie, ils se vengent « Que tous les crapauds et serpents entrent dans la ferme « . Cette coutume est attestée dès 1435. elle est destinée à éloigner les esprits de l’hiver.

Certains événements dramatiques liés aux marais ont aussi engendré des superstitions. Ainsi, la noyade de Joseph Meyer en 1888 dans les prés de Meistrazheim a créé une légende. Par les nuits venteuses, une main blafarde s’agit désespérément dans le sol avant de s’enfoncer. Et de longs cris de détresse transpercent la nuit avant l’engloutissement final. Le lieu de la noyade a été marqué par une borne.

En conclusion

Reste-t-il encore une peur des marais en France ? sans nul doute ! elle transparait souvent dans les écrits actuels, notamment dans les journaux, lorsqu’on évoque les inondations et les maladies. Et ce malgré les efforts consentis pour protéger ces milieux en voie de disparition, alors qu’ils pourraient avoir un rôle capital dans le captage des nappes et la ressource en eau et en biodiversité

Références

  • Bachelard G. 1942. « L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière. José Corti.
  • Kuntzmann P. 1982 Le Bruch de l’Andlau Bull. ssociation Philomathique d’Alsace et de Lorraine, 19, 3-19
  • Mourreau J.J. La chasse sauvage. Editions Copernic
  • Schmidt P.1986 Légendes et récits des villages du Bruch? Société d’Histoire des Quatre Cantons. p 123-140
  • Schnitzler-Lenoble A. 1989 Le ried de l’Andlau 7000 ans d’histoire naturelle et humaine aux portes de Strasbourg. Société savante d’Alsace et des régions de l’Est. Collections Mémoires et Documents tome XXXXI
  • Terrasson, F., & Boncoeur, J. L. (1997). La peur de la nature. Sang de la terre.

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