De la surexploitation d’une vallée alluviale au retour du sauvage : l’exemple réussi de la rivière Buffalo, USA

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Texte: Annik Schnitzler; photos Claire Arnold, Annik Schnitzler

Le réensauvagement des paysages : quelques réflexions préliminaires

Les zones humides ont été en Europe durant des siècles des espaces marginaux pour les sociétés humaines, très utilisés par les plus pauvres. Les idéaux républicains ont finalement sonné leur glas, encourageant les aménagements des fleuves et rivières.

“Notre civilisation n’aime la nature que si elle lui renvoie son image. Elle l’aime assainie, aménagée, exploitée humanisée ou urbanisée. Pour preuve, son horreur de la friche. La déprise, c’est la prise relâchée, l’abandon, la défaite. Nous sommes dans une civilisation qui trouve intolérable de laisser libre un morceau de territoire”.

Éric Fottorino, 1989

Et pourtant, des espaces humides laissés libres, vacants du productivisme après avoir été surexploités permettraient à l’homme de retrouver la part de sauvage qui est en lui. En voici un bel exemple, en Amérique du nord

La rivière Buffalo

La rivière Buffalo est un modeste affluent secondaire du Mississipi de 243 km, à l’Est des Etats-Unis en Arkansas.

L’amont de la rivière présente une topographie de karsts agrémentée de falaises et de cascades, dont certaines atteignent 150m de hauteur.

Démocratie et protection de la nature : un exemple à suivre

Lors de notre visite en 2016, à la recherche de vignes sauvages, nous avons été saisies par l’originalité de l’histoire de ce parc national. En effet, contrairement aux autres parcs nationaux créés pour leurs paysages grandioses et leur biodiversité exceptionnelle, cette aire protégée est née de la volonté de ses habitants de restaurer ce que les hommes avaient profondément dégradé en moins de deux siècles. Cela supposait un revirement complet des usages : pas facile ! Il fallait pour cela restaurer les lois naturelles de toute rivière sauvage, avec ses inondations et ses étiages, ses forêts riveraines, et retrouver la flore et la faune disparues par la folie des hommes.

Un bilan catastrophique

Il faut dire que le milieu avait été très profondément dégradé. La région avait été densément peuplée par des hommes venus de toutes les parties d’Europe et d’Amérique. Entre 1900 et 1920, la population s’élevait à 20 000 personnes rien que le long de la rivière ! Ces familles exploitaient massivement les forêts, extrayaient les matériaux des rivières, chassaient à outrance jusqu’à extinction de nombreuses espèces. Il n’y avait en effet aucune loi pour préserver les ressources locales. Les colons ne sont partis qu’après avoir épuisé les ressources du site.

Pour ceux qui sont restés sur place, le constat était terrible : les forêts autour de la rivière avaient disparu, celles qui subsistaient étaient dans un état lamentable, avec des sols dégradés et des envahissements d’espèces exotiques multiples : rosier cultivé, chèvrefeuille japonais, mimosa, graminées des anciennes cultures, champignons exotiques comme Cryphonectria parasitica, très agressif, un ou chenilles de bombyx dévoreuses de feuilles.  Quant aux mammifères et aux oiseaux les plus fragiles, ils avaient tous disparu non seulement de la rivière, mais de tout l’Arkansas, comme le castor, la loutre, le loup roux, le puma, l’ours noir, l’élan ou le cerf de Virginie. Le pygargue à tête blanche avait été éliminé par le DDT, le dindon sauvage par la chasse. Les eaux de la rivière avaient aussi perdu de nombreuses espèces, alors que d’autres espèces exotiques s’y sont introduites. Et ces eaux étaient bien sûr polluées ! Bref, la tâche était immense.

Une restauration spectaculaire

La motivation de la population locale a été le moteur essentiel de ce qui s’apparente à un exploit : redonner vie à la Buffalo National River par la protection stricte d’une grande partie de la vallée alluviale. Suite à cette volonté démocratique forte, une loi du Congrès a été votée en 1972 afin de mettre fin aux plans récurrents des ingénieurs de l’armée de construire des barrages. Par la suite, le gouvernement de l’Arkansas a acheté les terres disponibles aux différents propriétaires et y a développé un programme de restauration à large échelle. Le site est devenu zone protégée stricte en 1992 sur 15 000 ha, sur 217 km (sur un total de 243 km de rivière) englobant non seulement la vallée alluviale, mais les montagnes autour. Ce site est une National Wild and Scenic River, la première à être ainsi désignée aux Etats Unis. Il est géré par le U.S. Forest Service (Ozark National Forest).

Ce paysage de collines est également protégé intégralement. La forêt se remet lentement des dégradations du passé. Plus aucune coupe n’est permise !

En dehors de cette zone cœur, où la pénétration est difficile par manque de chemins et de ponts, le tourisme est largement encouragé à camper et randonner, ce qui a ouvert de nouvelles opportunités de tourisme vert pour la population locale.

Pour donner un coup de pouce à la renaturation, il a fallu réintroduire les animaux disparus, dont certains étaient essentiels pour le milieu alluvial, comme le castor, dont les barrages contribuent à l’exhaussement des eaux ; l’ours noir (il n’en restait plus que 3 en 1950 !) ; l’élan, éliminé dès 1840 et réintroduit entre 1981 et 1986 (ils étaient 400 en 1998) ; le cerf de Virginie ; la loutre, dont la population croit depuis les années 1970 ; le puma qui a pu revenir grâce au retour de ses proies. Quant aux canidés, il ne reste pour l’instant que le coyote et les hybrides coyote/chien errant.

Notre visite dans la zone de la rivière Buffalo en 2016

C’est avec un grand intérêt que nous avons pénétré vers la rivière, alors encore en crue. Quel spectacle ! Certes, la rivière manquait de gros arbres, mais la forêt avait recolonisé les bords de l’eau ; les castors avaient œuvré en rongeant les arbres et en les faisant tomber dans l’eau. En fait, depuis 30 ans, ces arbres tombés, emportés par les crues avaient aider à retenir les sédiments dans la rivière de l’amont. Le fond de la rivière, riche en bois mort, s’était à nouveau exhaussé, permettant à l’eau d’atteindre de plus grandes surfaces lors des inondations.

Après la crue, le spectacle de la baisse des eaux était très intéressant. Parties pour pénétrer dans la zone cœur, nous avons contacté les rangers du parc, qui nous a averties qu’il existait certains dangers liés à la présence de serpents venimeux, de grands carnivores, et donné avec quelques recommandations : reculer devant un carnivore, atteindre un hôpital par ses propres moyens en cas de blessure ou de morsure.

Remonter la rivière par bateau est aussi très réglementé et nous avons donc pris un guide agréé.

Nous avons pu remonter la rivière en barque avec et observer les conséquences de cette inondation : arbres arrachés, arrachage d’alluvions et dépots plus en aval, transport d’œufs (!!). Tout ce qui a disparu avec les rivières canalisées, sans vie, de bien des milieux alluviaux en Europe, comme en Amérique du nord.

Sur la première photo ci-dessous, on voit que les dépôts de sable sont conséquents, et masquent le pied des arbres.

Les inondations font partie intégrante du fonctionnement de la vallée alluviale : l’eau enrichit les sols forestiers en minéraux. Lors de sa pénétration dans la forêt, elle est absorbée à la décrue dans les arbres, ou stockée dans les nappes profondes loin de la rivière. En retour, l’abondance de l’eau et la richesse des sols stimulent la productivité forestière par l’activité de la photosynthèse et l’évapotranspiration ; ces processus humidifient aussi l’air ambiant, limitant les effets des périodes de sécheresse ainsi que les sols, qui restent toujours humides par la présence à faible profondeur de la nappe phréatique. Cela explique l’extraordinaire exubérance de la forêt que concrétisent les draperies de lianes (dont des vignes sauvages) qui s’écroulent de la canopée en masse. Ci dessous: une vigne adulte envahit la forêt alluviale. Au centre, la vigne rupestre (Vitis rupestris), qui vit dans les sous-bois. Sur la dernière photo, Claire Arnold se détend sur une grosse vigne qui rampe dans les sous-bois;

Quant aux animaux, ils sont foison le long de la rivière et les chemins !

Le très rare dindon sauvage, ici réintroduit

Ci-dessous : le héron cendré, l’aigle à tête blanche et l’urubu ou vautour à tête rouge, tous trois très fréquents le long du cours d’eau

Nombreuses espèces de tortues :

Papillons se rafraîchissant sur les sables humides, et nombreux serpents aux dessins superbes :

Le crapaud américain (Bufo americanus)
De nombreux papillons se rafraichissent sur les sables humides de la rivière

Les anciens lieux de vie des hommes

On trouve çà et là de vieilles maisons en ruine, témoignant de la vie d’il y a quelques décennies. Ces maisons sont parfois mises en valeur, voire reconstruites.

La faune des alentours (cerf de Virginie, lièvre) est peu farouche ! Quant aux carnivores, nous n’avons pas pu en voir.

En conclusion

Il est essentiel de diffuser de telles informations, notamment en Europe, où la libre évolution des rivières n’entre pas vraiment dans les mentalités des populations et des politiques. Pourtant, en France, nous pourrions imiter cette initiative américaine sur bien des rivières, voire des fleuves, comme la Loire. Certes ce fleuve est resté relativement sauvage, (quoique enfermé dans des digues) mais les forêts ont disparu, et l’eau est d’un niveau de pollution choquant. Pourtant, ces dégradations graves de cet écosystème sont réversibles, comme démontré dans l’exemple américain. Il suffirait d’une volonté démocratique plus large pour y arriver. Pour le bénéfice de toute la population, présente et à venir.

Un autre exemple de réensauvagement spectaculaire :

Références

Arnold, C., & Schnitzler, A. (2020). Ecology and Genetics of Natural
Populations of North American Vitis Species Used as Rootstocks in European
Grapevine Breeding Programs. Frontiers in plant science11,
866.

Fotorino E. 1989. La France en friche. Editions du Lieu commun.

Schnitzler A. Génot J.C. 2010. La France des friches. Editions Quae.

Smith K.L. 2004 Buffalo River Handbook. The Ozark Society Foundation, Box
3503, Little Rock, AR 72203.

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