Un site exceptionnel
Le massif de la Sainte Baume occupe dans le département du Var, au Sud Est de la France une superficie de 400 km² ; il est riche en crêtes calcaires d’altitudes diverses, toutes supérieures à 600 m (entre 660 et 1154m). La chaîne de la Sainte Baume fait partie de ce grand massif. Son versant nord forme une vaste zone tabulaire (le Plan d’Aups) au pied d’un escarpement vertical de 300m de haut et 12 km de long, orientée est-nord-est, et culminant au Signal des Béguines et Jouc de l’Aigle (1148 m).
Ce site est célèbre pour son lieu de pèlerinage médiéval, dédié à Marie-Madeleine. La légende raconte que la sainte, après avoir évangélisé la Provence, s’installa dans une grotte au pied de la falaise. « Sainte Baume » signifie« sainte grotte » (baume vient du provençal baouma). Un autre personnage célèbre est Maître Jacques, un des trois personnages légendaires de la construction du temple du Roi Salomon, et dont la légende dit qu’il a été enterré dans la grotte. Mais d’autres ermites sont venus habiter la grotte au cours du Haut Moyen Âge.
Autour et en-dessous du sanctuaire se trouve une forêt sur 140 ha, intégrée dans un espace forestier de 2076 ha tout au long de la chaîne. Il s’agit d’une forêt « ancienne »: cela signifie qu’elle a été préservée des défrichements depuis des siècles (un minimum de 250 ans selon la définition du terme). Dans ce cas précis, les défrichements n’ont sans doute jamais eu lieu, car les sols sont bien conservés.
Sa préservation est liée à la sacralisation du lieu et ce depuis des temps immémoriaux, bien antérieurs à l’ère chrétienne. La question à se poser est alors : qu’avait ce site de si extraordinaire qu’il ait pu inspirer les sociétés humaines durant des millénaires et ce jusqu’à nos jours ?
Pour bien comprendre, il est nécessaire de décrire les caractéristiques physiques, géologiques et géomorphologiques de son environnement.
Les paysages naturels de la Sainte Baume
Le massif de la Sainte Baume se présente sous forme de crêtes oscillant autour de 500 à 900 m environ, à l’allure de plis couchés par la tectonique, présentant de fortes dénivellations et des pentes abruptes. Ces géoformes sont constituées à la base par des couches gréso-marneuses, surmontées par des couches calcaires. Les couches calcaires contiennent un réseau souterrain de type karstique fortement fracturé par la compression tectonique. Les eaux de pluie s’y écoulent et resurgissent par les fissures sous forme de petites sources et suintements. Ces fissures alimentent aussi en eau les couches de grès sous-jacentes, qui retiennent les eaux et empêchent leur ruissellement. L’ensemble de ce massif fonctionne donc comme un véritable château d’eau, générateur de rivières et de sources.
À cet étage climatique qualifié de » supra méditerranéen humide », la pluie et les brouillards, voire la neige, sont abondants sur ce grand massif en automne et en hiver. La pluviométrie annuelle est élevée de l’ordre de 900 à 1 000 millimètres par an, alors qu’elles ne s’élèvent qu’à 530 millimètres à la station de Marseille, distante d’une trentaine de kilomètres.
L’importance de l’humidité dans ce massif explique que les forêts y étaient omniprésentes avant les grands défrichements, qui ont débuté dès la Protohistoire, dès le IIIe millénaire avant J.C. Les déforestations massives de tout le bassin méditerranéen occidental ont sans doute contribué à assécher le climat général. Les défrichements ont aussi provoqué des érosions massives des sols, à l’origine profonds et productifs. Les forêts qui reviennent actuellement, sous forme de maquis ou petits boisements, ne peuvent pas reconstituer les sols disparus dans le contexte climatique aride actuel. On comprend mieux pourquoi ce petit massif forestier est un véritable sanctuaire, non seulement religieux, mais aussi écologique.
La sanctuarisation du site de chaîne de la Sainte Baume : la géologie comme facteur décisif
Une visite avec Michel Wienin, géologue
La sanctuarisation du site peut s’expliquer par la présence d’une grotte pourvue d’une source. Les grottes sanctuaires chrétiennes sont en effet fréquentes dans les massifs préalpins et provençaux en pays calcaire. Ces sites pérennisent des lieux de cultes païens, dont les origines se perdent dans les millénaires ayant précédé la naissance du Christ. Il en existe plusieurs dans le massif de la Sainte Baume en dehors de la grotte Sainte Marie-Madeleine (grotte aux œufs, grotte de Betton, grotte de Castelette, grotte de Moulin).
Le culte des sources est ainsi connu depuis la conquête romaine dans le Plan d’Aups et la Sainte Baume où plusieurs sources étaient adorées sous le nom de Matres (Déesse Mère de la roche, l’antre, l’eau et l’arbre).
Toutefois, nulle part ailleurs, les quatre éléments (roche, antre, eau et arbre) ne sont aussi spectaculaires que sur la chaîne de la Sainte Baume, ainsi que le souligne Michel Wienin, géologue et spéléologue de la région.
La roche
La roche tout d’abord, c’est-à-dire l’escarpement, le plus grand et le plus haut de toute la Provence, avec ses 12 km de long et sa façade parfaitement verticale sur 300m de hauteur. Elle s’impose aux regards, et offre au visiteur une vue magnifique à partir de sa crête, des Alpes, du mont Ventoux, de la Sainte-Victoire et la mer Méditerranée.
L’ « antre » ou la grotte
Aucune lumière directe ne pénètre dans la grotte, d’une part parce qu’elle est de taille moyenne, d’autre part en raison de l’orientation de la falaise. En général, l’espace sacralisé se situe au-delà de la limite de pénétration de la lumière et comporte à ce niveau un autel, destiné à sanctifier, mais aussi à dissuader de pénétrer les ténèbres. Mais la grotte a été profondément transformée ces derniers siècles.
Fait intéressant peu connu: Jusqu’à une date inconnue mais de la période historique plutôt récente, la grotte abritait une importante de colonie de chauves-souris (très probablement minioptères de Schreiber). Les traces sombres d’hydroxyapatite liées aux déjections des chauves souris ne forment toutefois pas ici les coulures caractéristiques habituelles mais de simples lambeaux dispersés. On peut en déduire que la ou ces mammifères ont abandonné le site depuis un temps important : plusieurs siècles et probablement plusieurs millénaires. Minioptères et pèlerinages n’ont sans doute pas fait très bon ménage !
Ci-dessous les photos des deux coupoles du plafond de la grotte où on aperçoit les traces laissées par les déjections des chauves-souris. La photo de gauche ne montre pas grand chose, en raison de l’altération de la roche. La deuxième, au-dessus de l’autel, en montre davantage.
L’eau
L’eau, autre élément de vénération, y ruisselle de partout. Or, l’eau est particulièrement abondante dans la chaîne de la Sainte Baume générant de multiples sources. On a vu que les couches géologiques se prêtaient à une conservation de ces eaux et à leur restitution sous forme de sources et suintements, mais ici, les conditions de conservation et de restitution des eaux sont optimales grâce à la verticalité de la falaise et son abrupt à sa base, qui permet de concentrer les eaux dans les fissures et grottes de sa base. Par ailleurs, la falaise orientée plein nord dispense une ombre importante une grande partie de la journée, et notamment en hiver où se concentrent les épisodes de pluie. En été, la falaise forme un obstacle naturel majeur aux vents chauds chargés d’humidité provenant de la mer Méditerranée, ce qui favorise la condensation bien davantage que dans les autres chaînons du massif.
L’arbre
L’arbre enfin. Il s’agit ici de l’if, espèce hautement symbolique pour de nombreuses civilisations antiques, notamment autour de la Méditerranée. Cette espèce était commune dans les forêts primitives du massif. Il en a été éradiqué, comme partout dans toute son aire de répartition, en raison de la surexploitation de son bois pour la fabrication d’arcs, ou encore sa simple destruction en raison de sa toxicité pour le bétail. Peut-être aussi a-t-il été éliminé au profit du hêtre, plus apte à former des taillis à court terme que toute espèce feuillue d’Europe, à une période où le bois était la seule source d’énergie pour fabriquer des objets en métal. En fait, l’if n’a pu survivre que par sa valeur symbolique, notamment funéraire.
Une preuve locale de la présence de l’if dans un bois sacré, près de Marseille, nous est fournie par un texte du poète stoïcien Lucain, intitulée Marci Annaei Lucani de bello ciuili libri decem (Les Dix Livres de M. A. Lucain sur la guerre civile), plus connue sous le nom de La Pharsale (livre III). Dans ce texte est décrit un bois sacré proche de Marseille.
iam fama ferebat saepe cauas motu terrae mugire cauernas, et procumbentis iterum consurgere taxos, et non ardentis fulgere incendia silvae
Il y est question d’ifs (taxos), de caverne et d’incendie. La traduction est la suivante ((traduction de Ph. Chasles, 1836).
Il était une forêt sacrée, vieillie loin des outrages du fer, enfermant, sous la voûte impénétrable de ses rameaux, un air ténébreux et des ombrages que l’éternelle absence du soleil a glacés.
Là ne règnent point les Faunes champêtres, les Nymphes et les Silvains, divinités bocagères, mais un culte barbare, et le terrible édifice des autels infernaux. L’expiation a marqué tous les arbres d’une couche de sang humain. S’il faut en croire la superstitieuse antiquité, l’oiseau craint de se poser sur ces branches, la bête fauve de se coucher dans ces antres. Jamais le vent, jamais l’éclair arraché au lugubre flanc des nuages n’est descendu sur cette forêt : sans recevoir dans leur feuillage le moindre souffle de l’air, les arbres se hérissent et fris-sonnent d’eux-mêmes.
De vingt sources tombe une onde noire. Les mornes effigies des dieux sont des ébauches sans art, des troncs informes et grossièrement taillés. La mousse qui les couvre, et leur vétusté livide, inspirent seules l’épouvante. La divinité, représentée sous une forme connue, semble moins redoutable : tant notre terreur s’augmente du mystère qui environne les dieux.
Ce poète relate un événement traumatisant pour les légionnaires, qui ont dû, sur ordre de César, récupérer les arbres de ce bois sacré lors du siège de Marseille alors occupé par les Grecs. Les forêts étant devenues rares, César s’en est pris à ce bois, ce qui n’était pas coutume à l’époque, car on respectait en général les cultes locaux. Ce bois est décrit comme effrayant (on y pratiquait selon ce poète des sacrifices sanglants), sombre et épais (typiques des sous-bois d’ifs) avec des troncs pourrissants (typiques des forêts intactes).
« Et les bruits de la renommée : souvent la terre avait tremblé, souvent avaient mugi les cavernes profondes,les ifs se renversaient et se relevaient soudain ; la forêt,sans se consumer, s’illuminait de tous les feux de l’incendie ; et, sur le tronc des chênes, des dragons entortillésglissaient à longs replis… »
L’académicien Camille Jullian doute cependant que ce bois sacré ait été celui de la Sainte Baume, car il était trop éloigné de Marseille. Il se situait dans un lieu plus proche, dans la vallée de Saint Pons. Mais la Sainte Baume, voisine de celle de Saint Pons faisait partie d’un même vaste ensemble forestier. L’if y était bien présent.
L’if, considéré comme un arbre-culte des païens, a tout de même conservé un statut à part chez les chrétiens. Les pèlerins en ramenaient une branche, de ce qu’ils nommaient « lou bouès de la Santo Baoumo » comme preuve de leur passage. Par ailleurs, des ifs ont été planté tout au long du chemin qui mène à la grotte, ainsi que sur les rochers voisins, puis vers le sommet de la montagne. Cette sacralisation continue de nos jours, puisqu’un if est planté devant la grotte, et que des branches d’if ornent l’autel. On trouve aussi de petits sanctuaires discrets sous les pierres de la falaise proches de la grotte et sous les ifs, et dont la signification m’échappe. Des vœux faits par des pèlerins ou des promeneurs ?
Promeneurs et marchands de décoration coupaient aussi houx et if à Noël, et cette pratique est encore tolérée actuellement dans certaines parcelles de la forêt domaniale.
L’histoire mouvementée de la forêt à travers les âges
Une haute valeur symbolique pour le monde chrétien, qui a protégé partiellement le bois sacré
Selon la légende, Marie Madeleine s’était retirée pour vivre la fin de sa vie. Des ermites ont suivi. Puis, les bénédictins ont succédé ensuite aux cénobites au début du XIe siècle, dans le contexte du vaste mouvement médiéval de retraite spirituelle au sein d’espaces très isolés. Les moines de l’abbaye de Saint-Victor de Marseille, puis les Dominicains, fondèrent un prieuré, puis un couvent, dans ce « désert » forestier. La grotte devint alors un lieu de culte extrêmement honoré au Moyen Âge. Le pèlerinage à la Sainte Baume partait de Saint-Maximin la Sainte Baume.
Mais cela n’aurait peut-être pas suffi à protéger ce bois, notamment autour de la grotte, s’il n’était pas devenu au Moyen Âge, une foresta, c’est-à-dire un espace réservé et protégé de toute exploitation des paysans. Il faut dire que les ermites ou communautés religieuses recherchant une retraite spirituelle dans les solitudes boisées ne pouvaient que mal supporter la présence des laïcs, furetant dans les bois à la recherche de bois, fruits ou faune sauvage. Protégés par les rois, les religieux ont donc pu créer des foresta, où toute pénétration était interdite.
Mais la protection des bois proches de la grotte et du prieuré n’a toutefois pas été totale et continue. Au XVIe siècle, les chantiers navals et les religieux locaux exploitaient le bois pour leur propre alimentation en bois d’œuvre et en bois de chauffe en utilisant un sentier encore visible de nos jours. Sous la Révolution, le couvent fut détruit et on pratiqua des défrichements locaux. Dans le procès-verbal de 1814, les agents décrivent, le long des voies de pénétration du massif et sur les espaces les mieux desservis, des cantons de taillis, de friches, de terrains incultes et de pâtures. Les parties basses, fortement éclaircies, favorisent les entrées de lumière et la venue du chêne.
Des vues datant du XVIIIe et XIXe siècle de la grotte montrent que les abords de la grotte étaient défrichés.
Une valeur écologique inestimable
Le site de la Sainte Baume est protégé au titre des paysages depuis 1945 ; c’est une réserve biologique dirigée de 138 ha gérée par l’Office National des forêts depuis 1982 ; un site Natura 2000 Massif de la Sainte-Baume (2.169 ha) doté d’un document d‘objectifs (dont l’animateur est le Parc naturel régional de la Sainte-Baume, créé en 2017).
Depuis le début du XXe siècle, les botanistes et les forestiers reconnaissent la valeur écologique de la forêt de la Sainte-Baume, en tant que dernier témoin des paysages forestiers qui s’étendaient dans tout le massif au cours de l’Holocène ancien. Aucune forêt, dans toute la Provence, ne comporte en effet cette architecture de type mixte, incluant des arbres à feuilles caduques (hêtre, chêne pubescent, tilleul à grandes feuilles, érable à feuilles d’obier), et sempervirentes (if, lierre, houx, troène, bois joli).
Cet écosystème est aussi fortement productif, grâce à l’humidité constante, la présence de sources et la préservation de sols profonds et poreux, qui retiennent l’eau des précipitations hivernales et les restituent à la végétation au cœur de l’été.
De très vieux arbres
La présence de vieux arbres (hêtre, chêne, tilleul ou if) est une des valeurs reconnues de la forêt.
Le bois mort, abondant dans les sous-étages, abrite une faune dite saproxylique qui en dépend pour y vivre et s’y reproduire. car devenue très rare. Il s’agit notamment de gros insectes comme le grand capricorne, la rosalie des Alpes et le lucane cerf-volant. Le pic noir, les rapaces nocturnes et les chauves-souris occupent les arbres creux.
Le hêtre, l’espèce phare de la forêt de la Sainte Baume
Concernant le hêtre, leur âge moyen est de 182 ans. Le plus ancien hêtre atteint 249 ans, ce qui est nettement inférieur à l’âge potentiel des hêtres de la canopée, mais bien supérieur aux hêtraies cultivées de l’Europe. La présence du hêtre dans cette forêt est fortement mise en avant par les botanistes et les forestiers depuis plus d’un siècle. En effet, l’espèce trouve ici sa limite méridionale pour la France (mais on trouve le hêtre jusqu’en Sicile et en Calabre), mais en Provence, son extension était bien plus importante au cours de l’Holocène ancien, (une étude des charbons de bois, effectuée dans le site de la Sainte Baume, détecte sa présence dès 10 000 ans). Il a progressivement disparu des zones méridionales à partir de 800 ans avant J.C. avec l’arrivée des Celtes, sauf dans le site de la Sainte Baume. C’est pourquoi on le considère comme une espèce relicte (soit une rescapée des premiers temps de l’Holocène dans ce cas). Actuellement, le hêtre subit les aléas du réchauffement climatique et se reproduit avec difficulté.
L’if, une autre espèce phare de la Sainte-Baume
On lit sur le site de l’ONF que certains d’entre eux dépasseraient les 500 ans, mais il ne s’agit là que d’une estimation. Ces gros ifs ont reçu pour cela le label « Arbre remarquable de France » en 2002. L‘if Doyen (également appelé If de l’Ouest), avec une circonférence à 1,3m du sol de 3,70m est à ce jour le plus gros if répertorié sur le massif de la Sainte-Baume. À noter qu’un autre if de plus de 4m de tour avait été observé dans les années 80, mais actuellement il n’a pas été possible de le retrouver dans le massif.
C’est dans les zones plus pentues, dans les rochers proches des falaises, que les ifs, de dimensions impressionnantes, sont sans doute les plus âgés. Ces ifs sont tous creux et présentent une multitude d’axes secondaires (on les appelle des réitérats) en réponse à des événements, soit traumatisants (comme l’abroutissement par la faune), soit de conditions optimales (une arrivée de lumière par exemple).
Si on salue volontiers la beauté des vieux ifs isolés, l’abondance exceptionnelle dans les sous-étages de la chênaie et la hêtraie n’est guère mise en valeur, alors qu’elle est sans commune mesure pour toutes les forêts françaises. Certes, les dimensions des ifs dans les sous-étages sont modestes, avec une moyenne de 17 cm de diamètre pour des hauteurs de 5 à 7m, mais leur présence en aussi grande quantité est la preuve indéniable que cette espèce était bien présente dans les forêts naturelles, et formerait sans doute des phases de sénescence très vastes, pures, constitués d’individus de dimensions bien supérieures à celles observées dans la forêt actuelle.
L’absence de très vieux peuplements denses d’ifs s’explique par les coupes répétées. Il y a peu de temps, entre 1983 et 1985, les ifs ont été coupés dans la chênaie pour étudier la molécule de taxol, réputée anti cancéreuse. À cette époque, plus de trente équipes de par le monde se lançaient dans la recherche de voies de synthèse du taxol, et les ifs de la Sainte-Baume ont alors été mis lourdement à contribution. L’if est aussi utilisé pour la sculpture, et la restauration d’objets d’art.
Du point de vue des forestiers et des botanistes, la valeur de l’if en tant qu’espèce en déclin n’est guère prise en considération, autant dans le passé qu’actuellement. Bien au contraire, des naturalistes de renom autant que des forestiers, ont proposé de créer de petites clairières pour favoriser les hêtres qui déclinent face à l’envahissement dans les sous-bois de l’if et du houx (Hervé 1953 ; Chalvet 2017). Pour pallier ces « problèmes de gestion », les Eaux et Forêts fermaient déjà les yeux sur les coupes de houx et d’ifs par les promeneurs et par les marchands de décoration au moment de Noël. Dans une sylviculture plus active, ils prônaient aussi le retrait des arbres morts, la coupe des arbres dépérissant accompagnée d’éclaircies, déplorant aussi la régénération naturelle insuffisante des hêtres. La réserve biologique domaniale dirigée actuelle diffère donc de la réserve biologique intégrale qui laisse cours à la dynamique spontanée des habitats, car elle doit permettre d’assurer la conservation d’habitats naturels ou d’espèces remarquables requérant une gestion conservatoire « active ».
Je n’approuve guère ces mesures, car l’if a une valeur inestimable pour toute la France, justement parce qu’il n’a pas succombé aux destructions du passé. De plus, on ne peut conserver le hêtre si le climat ne s’y prête plus. En revanche, laisser la nature suivre son cours permettrait aux générations futures d’admirer les phases ultimes de la sénescence des forêts naturelles. En est-on seulement conscient ? ces phases de sénescence ont depuis si longtemps disparu de la mémoire collective, qu’on considère l’if comme un élément perturbateur, alors qu’il en est peut-être l’élément le plus résilient, bien plus résistant, par exemple, aux canicules actuelles que le hêtre.
Cette photo ci-dessus est très intéressante: elle montre une parcelle forestière dominée par l’if en sous-étage. Certains sont déjà vieux. Au premier plan, un if est tombé au sol il y a plusieurs années et refait des troncs. Il s’agit donc d’un clone. La canopée est pour l’instant dominée par le hêtre, mais ils sont tous âgés et malades. On peut supposer qu’à leur mort, la parcelle ne sera dominée que par ces ifs, sans aucune régénération possible de quelque espèce que ce soit, en raison de l’ombrage faite par les ifs. Dans quelques siècles, la forêt aura atteint ici une phase de sénescence ultime comme l’image ci-dessous prise dans les Monts Cantabriques.
Conclusion
C’est bien grâce à la sacralisation de ce lieu unique du point de vue géologique que la forêt originelle de Provence a pu survivre aux défrichements protohistoriques et historiques. Toutefois, ce statut de protection informel n’a été finalement que relatif. La forêt originelle était bien plus riche en gros arbres et bien plus dense et complexe qu’elle ne l’est aujourd’hui après toutes ces coupes et destructions. Elle devrait notamment inclure des phases de sénescence à if telles qu’on peut encore les voir dans quelques rares lieux du monde.
Il s’agirait donc d’aller plus en avant dans la protection de ce lieu, afin d’en faire un sanctuaire avec « un sens plein et nouveau » selon l’expression de Damien Saraceni, membre de l’Association de Francis Hallé. C’est à dire de laisser faire la nature, quel qu’en soit le résultat, même u détriment du hêtre, qui ne souffre pas autant que l’if de dépression génétique.
Et de cela il faudrait en informer le public, qui ignore le plus souvent cette notion de naturalité des écosystèmes.
Une visite de la Sainte Baume en avril 2023
Cette visite avec Robert Ponzo était destinée à me montrer les plus intéressantes formations d’ifs du massif. Nous avons longé la forêt au-dessus du sentier merveilleux puis passé le col Le Paradis.
Les ifs forment sous la falaise des sous-étages presque purs. Le processus d’élimination des autres espèces en sous-étage se fait d’une part par l’ombre que les ifs dispensent, et d’autre part par leur litière toxique qui élimine notamment les semis, même ceux de l’if. La compétition est donc rude dans les sous-bois entre les ifs, ce qui explique pour certains leurs formes tourmentées et asymétriques. Un certain nombre d’entre eux ont aussi succombé à tous ces stress, auxquels il faut peut-être ajouter le sol mince et rocailleux , qui limite les apports en eau.
Sous-bois d’ifs sous la falaise: les arbres ont des dimensions réduites, des branches toutes développées vers la lumière en bas de pente, et de nombreux axes morts. Au deuxième plan, on voit un jeune if mourant. Ces forêts d’ifs sont d’un grand intérêt scientifique: elles correspondent à une phase de la dynamique forestière où l’if est en train d’arriver à la dominance. Dans la canopée composée de hêtre, l’if étend ses branches latéralement (cf photo ci-dessous), et finira par dominer la voute forestière à la mort des hêtres, car il peut vivre plus de mille ans alors que le hêtre ne dépasse pas 5 siècles. Ces forêts pures d’ifs ont presque disparu sur toute l’aire de l’espèce, sauf quelques lieux comme Tosande en Espagne atlantique ou Batsara en Géorgie.
Ci-dessous: le plus gros if de la Sainte Baume a un tronc de près d’un mètre de diamètre. Il est mort, et montre une architecture tourmentée. Au centre, if mort entre eux rochers. A droite : sous-étage d’ifs en sous-étage d’une hêtraie sous la falaise.
La montée vers le col permet d’admirer la beauté de la forêt de la Sainte Baume.
On voit clairement l’architecture forestière mélangée de feullus et de conifères (pins et ifs). ON trouve aussi des ifs sur les parois des falaises. Ci-dessous: un if avec cônes.
Sur la crête, les forêts sont de moindre dimension, et intègrent des ifs (ici eu centre de la photo).
Quelques ifs qui survivent dans les rochers sur la crête qui à cet endroit est très venteuse. Les arbres prennent des formes en drapeau.
Les études sur la forêt de la Sainte Baume sont très nombreuses et il n’est pas possible de toutes les citer ici.
- Bourdu R. 1997. – L’if. Actes Sud, Arles.
- Chalvet, M. (2013). La forêt domaniale de la Sainte-Baume: un espace exceptionnel et protégé en Provence. Les Cahiers de Framespa. e-STORIA, (13).
- Chalvet M. 2011 Une histoire de la forêt. Editions du Seuil
- Delhon, C., & Thiébault, S. (2005). The migration of beech (Fagus sylvatica L.) up the Rhone: the Mediterranean history of a “mountain” species. Vegetation History and Archaeobotany, 14(2), 119-132.
- Gauchon, C. (1992). Les grottes sanctuaires dans le SE de la France. Karstologia, 19(1), 11-18.
- Hervé, P. (1953). La forêt domaniale de la Sainte-Baume (Var)-Problèmes posés par sa gestion. Revue forestière française, (9), 557-564.
- Jullian C. 1924 Lucain historien, la forêt sacrée du territoire marseillais CII. Lucain historien, la forêt sacrée du terroir Marseillais Revue des Études Anciennes 26-2 pp. 115-122
- http://www1.onf.fr › enforet › explorer › patrimoine
- Robin, V., Dreibrodt, S., & Talon, B. (2021). The Mediterranean Old-Growth Forests: Anomalies or Relicts? The Contribution of Soil Charcoal Analysis. Forests, 12(11), 1541.
- Triat-Laval, H. (1978). Contribution pollenanalytique à l’histoire Tardi-et Postglaciaire de la végétation de la basse vallée du Rhône. Thèse Université d’Aix-Marseille III
- Dossier de candidature forêt d’exception, forêt domaniale de la Sainte Baume, Office national de la Sainte Baume et Parc naturel régional
Remerciements
Un grand merci à Michel Wienin qui lors de notre visite m’a bien expliqué les caractéristiques géologiques et géographiques du lieu, et a aussi corrigé les textes, à Robert Ponzo qui m’a fait découvrir de nouvelles parties du massif, à Maria et Jacog Paszek pour la photo et le film. et à Damien Saraceni pour la relecture et la mise en forme du texte.
Fagus vs Taxus !!!
Il est vrai que pour beaucoup de personnes, et de gestionnaires, la forêt de la Sainte Baume est avant tout une hêtraie. Le hêtre s’impose par la hauteur de son tronc, son côté dominant dans la forêt.
Mais l’auteur est bien convaincant dans sa défense et réhabilitation de l’if.
Si la hêtraie est exceptionnelle de par sa localisation, la taxaie l’est tout autant.
merci pour votre commentaire. Cet endroit est surtout intéressant pour la population d’ifs, préservée de manirèe exceptionnelle pour toute le France
Si vous avez des photos du site qui soient originales et anciennes, je peux les rajouter !
bien à vous
Annik Schnitzler
Merci pour cet exposé très bien documenté, je suis un vieux varois (de la côte) je connais la Ste Baume depuis mon enfance. Sa légende a traversé les siècles malheureusement de nos jours le tourisme de masse commence à envahir ce lieux mythique victime de son succès. J’ai connu la grotte sous un aspect plus naturel l’eau n’y ruisselle plus et ses abords sont dénaturés, quel dommage.
Merci pour ces images magnifiques,mais il faut savoir malheuresement que le rechauffement climatique vas tout changer;l urbanisation galopante du plan d aups,la carriere de croquefique sur le versant sud (lafarge) et les incendies menace la derniere foret primaire de provence! surtout les hetres
malgre tout cela le parc naturel de la sainte baume sert pas a grand chose!
Ping : Un haut lieu de naturalité : la montagne Sainte Victoire en Provence - Histoires de Forêts - Annik Schnitzler
Technicien forestier ONF (Garde Forestier) sur le site Ste Baume de 1991 à 2014, je trouve votre Présentation très intéressante, l’if en effet est très présent dans cette forêt, aussi important que le hêtre, le chêne sur la partie basse est très représenté, l’érable à feuille d’aubier, le tilleul et le houx…et bien d’autres essences sont très présents aussi. De ce fait sa particularité de futaie dite Jardinée( divers bois de divers âges) en fait sa force de résilience. Cette forêt très fréquentée par le public et traversée par de multiples chemins et sentiers, bien qu’elle ait obtenue le statut de forêt d’Exception aurait mérité celui de réserve biologique intégrale, avec des mesures de protections plus fortes , mais son succès, en fait malheureusement sa faiblesse …