Réensauvagement spectaculaire d’une vaste zone humide : la forêt de Naliboki, Belarus

La forêt de Naliboki, située au centre ouest du Belarus (la Biélorussie), correspond à une vaste zone plate de 2750 km², situé à 135 km à l’Ouest de Minsk, la capitale de la Biélorussie. Elle est traversée par deux rivières (Nioman et Biarezina) et leurs affluents, qui inondent les forêts plusieurs fois au cours de l’année sur des durées de 20 à 40 jours, générant de vastes marais, la plupart boisés par l’aulne glutineux et le bouleau pubescent.

Ces milieux humides couvrent 47% de la surface totale de la forêt. Sur les parties les plus élevées d’anciennes dunes, évoluent divers types de forêts constitués de pins, ou encore d’épicéas mêlés de bouleaux. Sur les terrasses plus fertiles s’étendent de belles chênaies mélangées de chênes sessiles mélangées d’érables planes et de tilleuls. Globalement, la forêt est jeune et seulement 7% est composée d’arbres de plus de 80 à 100 ans, parmi lesquels 2% de vieilles forêts âgées de 200 à 400 ans.

Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, les interventions humaines sur l’hydrologie du milieu sont restées limitées. Elle se sont ensuite intensifiées entre 1960 et 1980 : les rivières ont été canalisées et les marais drainés. En 1990, avec le départ des Russes, les activités humaines se sont beaucoup ralenties en raison de l’émigration des populations rurales vers les villes. Seuls les villages autour de la forêt sont restés habités. La tranquillité du lieu a été renforcée par la création d’une réserve forestière (un zakaznik, ou aire de gestion et de protection du paysage) d’environ 900 km2 où toute chasse est interdite.

Forêts de bouleaux et de pins poussant sur dunes
Cette photo est typique de la gestion de la forêt : une coupe rase, puis des décennies sans rien toucher. La coupe est envahie par une végétation dense, qui est également très riche en bois morts. Ces facteurs sont très propices à la vie de la faune qu vient s’y nourrir et s’y reproduire
Bord de rivière après inondation

Un ensauvagement généralisé à toute la forêt

La forêt de Naliboki a retrouvé une biodiversité qui s’était altérée par la chasse et les usages divers, mais qui n’avait pas disparu cependant à l’échelle du pays. Une biodiversité qui fait rêver pour les pays occidentaux : bison, élan, cerf, chevreuil, castor et sanglier ; loup, ours, lynx ; grand tétras, tétras lyre, gélinotte, grue, cigogne noire et blanche, aigle pomarin, aigle royal, pygargue à queue blanche, balbuzard pêcheur, chouette de l’Oural, chouette lapone

On y rencontre parfois des proies de grande taille, tuées par les grands prédateurs, dont je traiterai dans un autre article.

L’ensauvagement des marais et l’importance vitale des castors

Canal abandonné, forêt de Naliboki. Photo Vadim Sidorovich

L’ensauvagement du marais après 1990 a été suivie par un scientifique zoologue de l’Académie des Sciences de Minsk, Vadim Sidorovich.

Vadim Sidorovich

Pour lui, l’ensauvagement n’aurait pu se faire sans le retour du castor, protégé après avoir été intensivement chassé. Deux processus majeurs ont été décrits par Vadim.

Une remontée globale des eaux dans toutes les parties basses de Naliboki

Les castors ayant bouché les canaux avec la construction des barrages, très nombreux sur le territoire, ont provoqué une remontée générale des niveaux d’eau de toute la forêt. En conséquence, les forêts ayant poussé sur des zones drainées ont été réinondées et sont redevenues des marais.

Cette forêt a évolué durant 50 ans en milieu drainé. Depuis la remontée des eaux, les arbres souffrent d’hydromorphie et tombent, permettant le retour d’un marais plus ouvert.

La conquête végétale des marais par les saules, bouleaux et aulnes le long des drains abandonnés a en effet stimulé la croissance du castor. Cette protection lui a permis de revenir en force coloniser les bords de rives qui se reboisaient, ce qui lui a permis d’édifier de nombreux barrages, et ainsi près de 700 nouveaux marais, qui ont transformé en marécages de nombreuses forêts asséchées.

La construction des huttes de castors a stimulé la biodiversité à l’échelle locale

Par exemple, la remontée des eaux a aussi stimulé la croissance des plantes aquatiques, favorisant le retour de la biomasse animale : gros coléoptères aquatiques, diverses espèces d’amphibiens,  poissons de milieux stagnants, amphibiens hivernants, attirant du même coup leurs prédateurs, comme le hibou grand duc, aigle criard, chouette lapone,  busards, héron, grue et cigogne noire.

L’abondance des huttes de castor a aussi favorisé les espèces qui occupent ces huttes quand elles sont abandonnées, comme la loutre, le vison européen, qui s’y réfugient l’hiver et y élèvent leurs petits, autant que quelques serpents et amphibiens.

La circulation des animaux est devenue plus difficile par l’importance accrue des voies d’eau

Les surfaces d’eau libre et les anciens chenaux sont parcourus par une foule de grands animaux.

Biche avec ses faons traversant un ancien chenal en eau au printemps. Photo Vadim Sidorovich
Jeune loup abandonné dans un ancien chenal. Photo Vadim Sidorovich

L’abandon des anciens canaux de drainage multiplie les chutes d’arbres, qui sont largement utilisés par la faune. Mettre des caméras devant ces passages le démontre !

Cet ours emprunte un barrage de castors pour traverser la rive. Photo vadim Sidorovich
Renard traversant un ancien canal. Photo Vadim Sidorovich
Loup traversant un ancien chenal. Il porte un bout de plastique dans sa gueule, prélevé dans une décharge, qui servira de jouet à ses petits
Bison traversant un ancien chenal. Photo Vadim Sidorovich

En conclusion

Cette histoire de la reconstitution des habitats naturels à une échelle aussi vaste concrétise l’importance considérable des pertes en habitats et en espèces occasionnées par les assèchements en France.

D’immenses efforts seraient nécessaires pour revenir à ces milieux de marais, pour en restaurer ce qui peut l’être, et surtout se donner les moyens que la nature nous offre pour résister aux changements climatiques à venir.


En complément à l’histoire de l’ensauvagement de Naliboki :

L’histoire de Kasimir Hryhartseich

Kasimir Hryhartseich

Un lieu magique est celui où a vécu Kasimir Hryhartseich, dans la forêt de Naliboki. Il habitait la dernière maison d’un hameau disparu dénommé Barsucha, où il est mort vers 2010, âgé de 80 ans. Ce hameau avait été créé au XVIIe siècle, sur un îlot entouré par les deux bras de la rivière Izliedz, au centre de la forêt. Il s’était peu à peu vidé de ses habitants au cours du XXe siècle, après avoir développé une production locale de charbon. En 1942, il ne restait plus qu’une famille de 11 personnes de 3 générations : une grand-mère, un couple et leurs 8 enfants, dont Kasimir.

En 1942, les nazis ont brûlé leur maison. La famille a alors vécu dans une indigence totale, dans un trou creusé dans le sol de la propriété, où ils entretenaient un feu constant, car ils manquaient d’allumettes. Leurs deux chèvres leur ont été volées par des voisins eux aussi dans une posture difficile en raison des combats. Ils ont vécu les hivers en se nourrissant de baies de viorne desséchées (qui se conservent en hiver), de myrtilles et autres végétaux de la forêt durant l’été ; de temps en temps, le père aidait les partisans soviétiques dans leurs activités de guérilla, ce qui lui permettait de rapporter quelque nourriture à sa famille. Dans de telles conditions, la mère et quatre des enfants sont morts de faim.

Kasimir, lui, a survécu. Devenu adulte, il est retourné sur les lieux et y a fondé un nouveau foyer en reconstruisant une autre maison juste à côté de celle où il était né. Trois enfants y ont été élevés, un garçon et deux filles ; les parents vivaient du commerce de paniers fabriqués avec du bois local de saule, des produits de leur potager et de leur verger, de leurs animaux domestiques, et de la fabrication d’alcool. Une fois adulte, le fils a continué la fabrication d’alcool avec son père. Mais c’est un métier dangereux, notamment parce qu’il faut défricher. Un jour, un arbre s’est effondré sur lui, et il est mort, à 32 ans, dans les bras de son père. Les filles sont parties se marier en ville. Les deux époux sont restés seuls. Puis l’épouse a succombé à 65 ans à une consommation de champignons toxiques, ce qui semble arriver assez souvent parmi les habitants de cette forêt.

Le vieil homme a alors vécu dans ce hameau perdu durant 15 ans. Vadim lui rendait visite de temps en temps, lorsqu’il étudiait la faune, et lui apportait des chiens errants pour lui tenir compagnie. Mais il lui était impossible de les garder, car les loups les tuaient lorsqu’ils s’éloignaient de sa maison. Kasimir est mort en solitaire, à 80 ans, et son corps n’a été découvert que 3 mois plus tard par une de ses filles. Depuis, le site est abandonné, et la nature y a repris ses droits.

Cette histoire est d’une infinie tristesse, et a imprégné ces lieux d’une sorte d’irréalité. Y aller est presque une expédition, car les chemins d’accès sont peu visibles. La remontée des eaux suite à l’activité des castors explique que par endroits, le chemin d’accès soit envahi par la végétation semi-aquatique. La rivière principale qu’il faut traverser pour arriver aux anciennes maisons de Kasimir perd régulièrement son pont lors des inondations hivernales, qui ont sans doute gagné en violence et en fréquence.

Le pont a été reconstruit récemment par Vadim après une inondation

Les activités agricoles et pastorales du site ne sont visibles que par les différentes végétations qui ont envahi les lieux : les buissons épais de ronces ou des bois de jeunes bouleaux serrés correspondent aux anciens champs de pommes de terre, les buttes très hautes de graminées aux zones de pâture.

Cet ancien chemin en bordure du marécage conduit à la maison de Kasimir

Ces trois images montrent le site à différentes saisons. A gauche, au printemps, Vadim répare le pont pour accéder au lieu. Au centre, chemin en hiver, envahi par la végétation. A droite, aspect au premier printemps, lorsque les eaux sont hautes et qu’un brouillard condense l’humidité derrière la maison.

La maison se dessine derrière un ancien verger de pommiers vénérables, qui donnent encore des fruits, très appréciés des animaux sauvages. Cette maison est tout en bois, selon la tradition biélorusse, avec d’élégants volets peints en bleu défraichi. Le bleu habille aussi le toit d’un joli puits en ruine tout à côté. La maison principale, dernière demeure de Kasimir, a été laissée telle qu’elle était de son vivant. A l’extérieur, de petits instruments d’agriculteur sont encore accrochés au mur, comme un petit collier orné de clous qu’on mettait au veau pour l’empêcher de téter sa mère.

La maison de Kasimir, laissée à l’abandon en pleine forêt depuis une dizaine d’années

On pénètre à l’intérieur de la maison en soulevant un vieux cadenas rouillé maintenant la porte par un clou. De l’antichambre remplie de divers objets cassés, on pénètre dans la salle principale, dominée par un grand poêle en faïence bleu vif. Le mobilier est dans un bien triste état : des chaises et une table défoncées, un divan éventré, un lit avec édredon et coussin déchirés, des vêtements et rideaux poussiéreux, du papier peint décollé, de vieux tableaux. Dans un coin de la maison, un livre de comptes ouvert côtoie une photo d’une petite fille, et d’un dessin d’enfant. Au-dessus de cet endroit subsistent encore des représentations de la Vierge en papier très défraîchi.

Un blaireau a creusé son terrier sous la maison

Sous la maison, un blaireau y a installé un terrier une année. Si le toit de la maison principale est encore en place, ceux des deux maisonnettes adjacentes se sont effondrés. Sans doute la construction était-elle moins solide. L’une d’elles servait d’étable : il reste encore le foin ; devant elle, une énorme luge qui devait servir à rapporter le bois de la forêt disparaît sous la végétation. Dans l’autre maison, étaient stockés les paniers en osier, qui s’accumulent encore sous le toit défoncé. Des nids d’oiseaux parsèment les charpentes.

Intérieur de la maison de Kasimir. La maison n’est pas fermée, mais personne n’y vient

Sur ces deux photos ci dessous, les papiers laissées par Kasimir montrent des souvenirs de son jeune temps, avec des dessins de petite fille.

Devant ces deux maisonnettes, se trouve un monticule d’environ 20 m de diamètre, couvert d’herbes, qui correspond au lieu où se trouvait l’ancienne maison brûlée par les nazis. Durant la terrible période de famine qu’a endurée la famille, le père y avait planté quelques légumes.

Sur cet emplacement se trouvait l’abri creusé par la famille durant la deuxième guerre mondiale.

La faune sauvage a bien adopté ces lieux tranquilles : les caméras posées à proximité des pommiers montrent des ours recherchant les pommes avant l’hiver. Ils y ont laissé des crottes impressionnantes. Les caméras posées face aux poteaux électriques, dont les fils ont disparu, révèle le passage de renards, ours, loups (qui élèvent leurs petits derrière le marécage), blaireau, chien viverrin.

Des pièges photo disposés devant la maison montre que la faune a investi les lieux. Ici un renard. Photo Vadim Sidorovich
Un chevreuil passe devant la caméra. Photo Vadim Sidorovich

En 2019, la caméra a saisi les jeux de l’ours mâle qui s’est installé dans les bois derrière la maison. Il s’agit d’un individu de grande taille, dont la silhouette se dresse, tout en noir, devant la maison abandonnée. Les deux points lumineux de ses yeux ajoutent à la magie des photos. Il semble prendre un réel plaisir à se frotter le dos ou la tête contre la résine très odorante qui exsude du poteau, et y passe de longs moments.

Vadim Sidorovich connaît une des tanières des loups qui visitent également le site. Mais pour l’atteindre, il faut traverser la deuxième rivière, qui elle aussi s’est totalement ensauvagée. Son cours, dévié durant l’époque russe, a peu à peu retrouvé un parcours plus naturel, aidé par la chute des arbres dans le cours d’eau, et les barrages de castors en amont. On la traverse en équilibre sur des bois morts, munis de bâtons pour garder l’équilibre.

Au-delà de la rivière s’étend un très grand marécage constitué d’aulnes.

Ces aulnes ont des racines aériennes afin d’éviter l’asphyxie, qui aident à parcourir ce marais inondé l’hiver, et gorgé d’eau l’été ; il suffit en fait de sauter de l’un à l’autre, lorsqu’ils sont suffisamment proches. Si la distance est trop grande, les branches ou arbres tombés servent de passage. Cela a été le cas lors de ma visite en novembre. En mai, le niveau de l’eau était plus bas, et le marais a pu être parcouru en posant aussi le pied sur les touffes de laiches (Carex) et d’iris jaunes qui se sont développées au printemps. Évidemment, il est fréquent de tomber dans des trous d’eau ou dans la boue meuble, et d’en ressortir les bottes trempées.

Ce marais est splendide, avec ses cassissiers sauvages, et ses fleurs de populage et de l’hottonie des marais, une rareté en Europe depuis la perte de ses zones humides !

Par sa grande surface et la difficulté pour le traverser, ce marais est devenu un puissant frein à la pénétration humaine ; il laisse tout loisir aux prédateurs de se reproduire dans les petits îlots dunaires boisés qui lui font suite, et qui étaient utilisés dans un passé lointain comme charbonnières. D’anciennes tanières de loups ont été creusées dans certaines d’entre elles : sur le sable rejeté par les parents, apparaissent des charbons de bois vieux de plusieurs siècles. Les arbres déracinés offrent aussi d’autres abris aux loups pour édifier des tanières temporaires.

Cette année toutefois, les loups ne se sont pas installés derrière le marais : nous n’avons trouvé aucune trace de leur présence, en dépit d’une exploration minutieuse de toute une journée, sans doute parce que l’ours mâle photographié devant les poteaux s’est installé dans ces lieux.  

Un lieu de repos pour les sangliers dans l’ancien verger, au milieu des pommes.

Un lieu profondément empreint de spiritualité, comme il y en a beaucoup dans la forêt, où les drames ont été aussi discrets que nombreux.

Cette publication a un commentaire

  1. Camilli

    Bonjour Annick,
    Texte passionnant parfois émouvant. Photos magnifiques !
    Merci.
    Claude

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