Les forêts monumentales d’ifs des Monts Cantabriques, Espagne du nord

L’if (Taxus baccata) est un arbre issu d’une famille de conifères très ancienne, les Taxacées. À la différence des autres conifères, l’if ne sécrète pas de résine, et son type de reproduction est original : ses graines sont entourées d’une arille, sorte de pulpe rouge et sucrée, qui a pour rôle d’attirer les oiseaux

Photo d'un arille d'if, © Didier Descouens
Photo d’un arille d’if, © Didier Descouens

Les individus ont des sexes séparés, mâle ou femelle. L’if présente aussi une autre caractéristique qui fascine l’humanité : sa longévité. On prétend qu’il peut atteindre plus de mille ans. Cela n’est peut-être pas vraiment prouvé, mais ce qui est certain est qu’il est l’un des arbres les plus longévifs de l’Europe, dépassant largement les âges des autres espèces arborescentes du continent.

Les forêts d’ifs, qui abondaient dans toute leur aire de répartition, entre Irlande et Iran, en passant par toute l’Europe tempérée et méditerranéenne, et même l’Afrique du nord, sont devenues extrêmement rares. Comme explication éventuelle, il est avancé que c’est l’arrivée du hêtre et du sapin il y a environ 4000 ans, à partir de leurs zones refuges, qui auraient éliminé l’espèce. Cette explication n’est guère convaincante, car l’if présente une écologie très souple. Il a d’ailleurs même tendance à les éliminer localement !

Une autre explication bien plus plausible implique les sociétés humaines pastorales. L’if présente en effet des inconvénients pour les troupeaux domestiques, car il est très toxique, notamment pour le cheval. Il était donc éliminé des zones de pâturage sous forêt, et ce durant des siècles. Par ailleurs, il fabrique un bois intéressant : à la fois dur et flexible, très utile pour fabriquer des arcs. Aux époques guerrières qui ont précédé l’usage des armes à feu, les ifs étaient recherchés pour fabriquer ces armes en grande quantité.

Le regard porté sur les forêts d’ifs et sur l’espèce isolée a bien changé. On reconnait unanimement l’importance écologique de tels sites : ils sont considérés comme des habitats prioritaires à l’échelle nationale et régionale. A l’échelle européenne, ils sont inclus dans l’annexe 1 DC 92/43/CEE sous “9580*, qui correspond aux « ivaie » (ou forêts d’ifs) méditerranéennes.

L’if a également une immense valeur symbolique, dont les racines plongent dans le lointain passé des sociétés païennes de l’Europe. Symbole d’arbre de vie et d’entrée dans le monde des morts, arbre sous lesquels se réunissaient les sages des villages… l’if est souvent planté dans les cimetières, les places publiques, ou lieux commémoratifs. IL est possible que ce soit les caractéristiques même de l’espèce : sa longévité, ses dimensions et ses formes architecturales spectaculaires lorsqu’il arrive à un grand âge, ou enfin sa grande toxicité qui lui ont valu une telle renommée. La fascination qu’exerce encore cette espèce se perçoit aussi par l’importance des publications et des associations œuvrant pour sa connaissance et sa protection.

L’if dans les Monts Cantabriques

Les ifs sont bien présents dans la Cordillère cantabrique, dans l’Espagne atlantique au nord de la péninsule ibérique. Ces hautes montagnes toute proches de l’Océan Atlantique bénéficient des courants maritimes qui se transforment en brouillards en altitude, à partir de 500 m. Les hivers doux, mais neigeux, sont rarement très froids. Ces conditions brumeuses et peu froides conviennent à cette espèce sensible à la fois à la sécheresse et au gel.

Les Monts Cantabriques à hauteur de Sueve, Asturies. A mi hauteur, on reconnait les plantations d’eucalyptus.

L’if s’y trouve soit en situation isolée, au milieu de hêtraies ou frênaies, mais dans quelques rares situations, en véritables peuplements de 100 à 500 individus. Aux altitudes plus basses, l’if devait être très présent dans le passé lointain, mais l’homme l’en a depuis longtemps extirpé. De nos jours, les monts Cantabriques souffrent de plantations d’une espèce exotique pourtant hautement invasive, l’eucalyptus.
L’originalité des stations espagnoles est que la plupart de ces ifs ont atteint un très grand âge et des dimensions impressionnantes. Le maintien de telles populations en Espagne atlantique pourrait être, pour le spécialiste de l’if qu’est Ignacio Abella, liée à une antique culture celtique de l’espèce en tant que totem.

Ignacio Abella dans la montagne El Sueve où il a découvert une importante population d’ifs

En effet, on trouve parfois sous les autels des vieilles églises de Cantabrie ou des Asturies, des pierres celtiques associées à des symboles gravés de l’if. Ainsi, l’inconscient collectif au cours de l’histoire aurait pu aider à conserver l’if dans les lieux habités autant que les lieux retirés des montagnes.

Toutefois, les ifs ne sont pas à l’abri d’une disparition à long terme. La pression pastorale, intense dans le passé, n’a pas disparu de nos jours. Il s’est rajouté, dans les espaces où les animaux domestiques ont disparu, un retour des animaux sauvages herbivores : sanglier, cerf et chevreuil, voire une introduction du daim, dont les chasseurs favorisent de grandes densités. Or, les herbivores sont friands des feuilles d’if, en dépit de leur toxicité. Les jeunes ifs ne peuvent se développer que sous des arbres mieux armés contre l’herbivorie, comme le houx. L’if peut rester à l’état de petit buisson pendant des décennies.

Il y aurait donc eu en fait, deux tendances contradictoires qui auraient permis de conserver en Espagne ces forêts singulières : d’une part les conditions d’inaccessibilité en altitude, les conditions climatiques, et aussi le respect pour l’espèce, qui ont permis leur conservation en altitude et d’autre part, la pression de pâturage, qui empêche toute régénération, et les risques futur d’incendie dans un paysage dominé le long des mers par l’eucalyptus.

Les sites visités

Macizo del Sueve (Asturies)

L’aire incluant les ifs dans le massif de Sueve (latitude 43°27’0578’’ ; longitude 5°15’0511’’) se situe au nord du Pic Pienzu qui avec ses 1161m est l’altitude la plus haute de ce massif calcaire.

Les ifs de la Sueve participent à la canopée avec le frêne. On les reconnait à la couleur foncée des couronnes

Cette sierra est située à quelques cinq kilomètres seulement de la côte atlantique. Formant barrière aux vents maritimes, la sierra est souvent cachée par des ceintures de nuages persistants et denses, pouvant occulter les crêtes durant des semaines. Les ifs se concentrent dans une cuvette sommitale, où se concentrent les brouillards.

Dessin d’Ignacio Abella, expliquant la situation de la forêt de Sueve dans une cuvette d’altitude, où se concentrent les brouillards
Les sommets de Sueve avec vue des bords de mer

Ce phénomène est particulièrement important en été, au cours duquel l’humidité marine reste accrochée à ce versant colossal. L’humidité constante apportée par les vents maritimes crée notamment un habitat pour les Bryophytes (mousses) qui colonisent rochers et arbres, du tronc aux couronnes. En retour ils améliorent les conditions de vie des ifs et de la vie végétale en général. En effet, leur grande capacité de rétention de l’eau, jusqu’à 300 fois leur poids, et captée en hiver, se libère en été, faisant baisser durablement la température. Par ailleurs, les tapis de mousse évitent l’érosion des sols et favorisent la germination et donc la reproduction des herbacées et des semis. Sur les troncs morts des ifs, la couche de mousse est très importante.

If mort depuis des décennies, couvert de mousse, ainsi que les sous-bois avoisinants

Ce site est sans doute celui qui inclut le plus grand nombre d’ifs centenaires de toute l’Europe de l’ouest, avec une estimation de plus de 8000 pieds dont la majorité atteint 1m à 1m 50 de diamètre pour 15 à 20m de hauteur. Ces ifs forment des peuplements mixtes avec le frêne, dont l’abondance est sans doute liée à des pratiques pastorales. Les ifs s’éparpillent sur des rochers calcaires de type karst, souvent très aigus, où ils ont poussé à l’abri des herbivores dans leurs fissures.

Ce paysage de « dents de pierre » ci-dessous est typique d’un lapiaz sous couverture (se formant en sous-sol), dégagé récemment ou même en cours de dégagement par l’érosion (sur-pâturage et ruissellement). Les ifs se sont probablement semés sur un sol « normal », avant le début du processus et ils ont été déchaussés par l’érosion, d’où les racines apparentes etc.

Situation de la plupart des ifs sur des rochers calcaires parsemés de fissures
En grandissant sur la roche, ces individus s’y retrouvent perchés et leur situation devient plutôt précaire.

Les ifs fabriquent alors des excroissances tubulaires parallèles et verticales, s’étendant jusqu’au pied des rochers, particulièrement impressionnantes sur les vieux individus.

Notons que la superficie protégée en 2009 est de 34,54 km², elle est intégrée dans les limites territoriales du paysage protégé de la Sierra del Sueve. Il existe une protection théorique additionnelle selon les normes régionales qui protègent l’if et le houx dans le Catálogo Regional de Especies Amenazadas de la Flora del Principado y Planes de manejo. Pourtant les risques restent élevés par les excès de l’abroutissement. La déclaration de paysage protégé n’est donc pas une garantie suffisante pour inverser la tendance, déplore Ignacio Abella.

Peña mayor

À Peña mayor (latitude 48° 29’6719’’; longitude 5°50’7223’’), l’ivaie se situe à l’altitude 1230m, non loin du village de Melendreros. Cette ivaie, où les ifs ont également de très grandes dimensions, est moins étendue que celle de Sueve. Elle est aussi plus ouverte car est située sur la crête même, qui est soumise à des orages fréquents et violents. Les herbivores sont ici les vaches, mais surtout le cerf, ce qui explique la rareté des régénérations.

Un des intérêts de cette station est la présence de nombreux colonisateurs végétaux sur les vieux troncs d’ifs : sorbier des oiseleurs, myrtille, fougères.

Une partie de cet if rampe sur le rocher suite, sans doute, à la brisure du tronc. L’extrémité de ce tronc s’est redressée pour former une couronne, qui s’étale au-dessus du vide.
Quel est l’âge des ifs de Mar de Sueve et Peña Mayor ?

Selon des études dendrochronologiques, il apparait que la croissance des ifs est de 0,8 à 1,2 mm par an à Peña Mayor. A Sueve, la croissance est un peu meilleure (01.3 mm par an), pour deux raisons : une altitude moindre en dessous de 700m et un sol plus profond dans les dolines, et dans un contexte plus humide. Un calcul par rapport au rayon moyen donne, 350 à 440 ans pour un rayon de 40 cm et une croissance moyenne de 1,2 mm, et 610 à 660 ans pour un rayon de 71 cm et une croissance de 1,2 mm (Patrick Gassman, communication écrite).

Tosande (Palencia)

L’ivaie de Tosande (latitude : 42°50’17.72 ; longitude 4°33’1130’’)se situe au sein du Parc naturel Fuentes Carrionas y Fuente Cobre-Montaña Palentina, dans la Sierra de la Peña (Dehesa de Montejo) dans la vallée de Tosande, entre les cotes de 1300 et 1500m.

On en a comptabilisé 743 individus, tous âgés. La régénération n’est possible que dans les enclos construits par les forestiers de la réserve.

Dans une partie de ce site, sur quelques hectares, les ifs sont presque totalement dominants, formant un paysage unique de très vieux individus sénescents ou morts. Quelle en et l’origine ? s’agit-il d’une phase de sénescence extrême dans la sylvigenèse d’une forêt naturelle, constituée par les ifs, ou le résultat de très anciennes plantations afin de préserver ce bois précieux, dont les archers du Moyen Age utilisaient le bois ? Nul ne le sait, mais les deux options sont possibles.

On peut y admirer de très vieux ifs, aux formes extraordinaires, et aux dimensions hors norme (entre 4 et 5m de circonférence) ainsi que de nombreux individus morts, creux et parfois noirs (attaques par un champignon ?).

Notons que dans cette phase ultime, la régénération n’est pas présente, car le milieu est extrêmement sombre. Par ailleurs, les jeunes individus sont sensibles aux herbivores sauvages, qui sont présents dans ces montagnes, mais apparemment sans excès. On trouve cependant, dans l’espace creux des vieux troncs, des semences d’if bien à l’abri des prédateurs. Elles peuvent être issues de l’arbre ou d’autres individus proches, et apportés par les oiseaux.

Germination de graines d’ifs dans l’humus d’un tronc mort d’ if

Conclusion : L’étonnante architecture des ifs

L’observation des ifs dans ces trois lieux a révélé que l’espèce présentait une grande diversité de la capacité à réitérer. On trouve de nombreux individus dont le tronc et les branches sont totalement couverts de petits axes feuillés (des rejets, aussi nommés réitérats). Les raisons peuvent être diverses (réponse à des attaques de parasites, à un abroutissement intensif par un herbivore, ou à une brusque augmentation de la lumière dans les sous-bois).

If riche en petites pousses (réitérats)
Ce vieil if est attaqué par un champignon (couleur noire) et y répond en émettant des réitérats.

À cela l’if combine un fonctionnement cambial efficace, ce qui explique par exemple les cannelures observées sur les gros troncs. Il est aussi capable de se compartimenter voire de se fragmenter comme certains genévriers, ce qui lui donne une grande souplesse architecturale.

Il possède d’autres caractéristiques étonnantes, comme celle de coloniser son propre tronc lorsqu’il a pourri, par un de ses propres rejets.

Colonisation du tronc creux pourri par un de ses propres rejets

Mieux encore, il est capable d’envahir cet espace creux par des racines qu’il émet à partir des bords du tronc !

Cette racine grossit avec le temps et sans doute finissent-elles par s’agglomérer.

© Ignacio Abella

Ce phénomène est assez répandu, quoique mal répertorié, sur de nombreuses vieilles structures de plusieurs espèces (arbre de Judée, châtaignier, même des pins d’Alep, etc.) peut-être aussi le liquidambar.

Tous ces processus restent encore peu connus et peu étudiés, tant ils sont peu fréquents. Il reste encore beaucoup à découvrir sur les ifs !


Dessin réalisé par Francis Hallé: l’immortalité de l’if

Pour Francis Hallé, le processus de remplissage du tronc creux par les racines rendrait l’If potentiellement immortel. En effet, en vieillissant, le tronc devient creux, avant de se remplir progressivement avec leurs racines, et il peut se former  un deuxième tronc au centre du premier. Le premier tronc finit par disparaître. Le deuxième tronc devient creux à son tour et se remplit à son tour de ses propres racines. Ainsi s’explique cette succession de dessins.

Taxus est un arbre hors du commun. Il réitère abondamment, beaucoup plus que les autres conifères ; le seul qui réitère autant en région tempérée est Cephalotaxus.

Un grand merci à Francis Hallé pour m'avoir permis de connaître Ignacio Abella, et de m'avoir gentiment donné ce dessin de l'if, qui illustre si bien tout son originalité.
J’adresse mes plus vifs remerciements à Ignacio pour les superbes randonnées dans les ivaies d’Espagne, et à ses nombreuses explications, et à Yves Caraglio pour les échanges à propos de l’interprétation de l’architecture des ifs. 

Références

Abella I. 2020 La cultura del Tejo. Esplendor y decadencia de un patrimonio vital. Libruco.

Commentaires géologiques de Michel Wienin

Cet article a 4 commentaires

  1. Robert Ponzo

    Article très intéressant sur des forêts d’ifs peu connues.
    L’auteur n’élude pas la question du rôle des herbivores dans le déclin des taxaies.
    Et s’il s’agissait de la cause principale ?

    1. annikschnitzler1gmailcom

      non non ! les ifs et les herbivores coexistent depuis des milliers d’années, mais c’egt vrai qu’ils contribuent à limiter la survie des semis
      a bientôt pour continuer de discuter de ces questions passionnantes ! merci pour tous vos commentaires
      annik

  2. Arnaud Foltzer

    Bonjour,
    Je nuancerais la réponse d’Annik en disant que les herbivores bloquent effectivement la régénération de l’if, car l’herbivorerie n’a pas été aussi forte en Europe occidentale depuis au moins un siècle, du fait de la superposition des herbivores domestiques (plutôt abroutissement saisonnier/ estival), et des herbivores sauvages (abroutissement annuel, dont espèces introduites pour la chasse selon les massifs).
    Mais cet impact, même bloquant pour le renouvellement des ivaies aujourd’hui, n’est que “ponctuel” à l’échelle de la vie d’un if.
    L’if étant plus adapté pour traverser les épreuves (dont sécheresses, changement climatiques, dans des populations lâches ou dispersées à priori protégées des maladies ou vagues de prédation) que les autres essences forestières, sa présence n’est sans doute pas remise en cause par l’herbivorerie.
    Super site sur les traces de la quête d’ifs d’Annik !
    Cordialement

    1. Annik Schnitzler

      merci Arnaud !

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