Le cerf, un élément indispensable dans l’écosystème vosgien

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Avec une densité humaine moyenne de 60 habitants au km², le massif vosgien est une des montagnes les plus habitées de France. Dans un tel contexte, la nature vosgienne souffre de diverses formes de surexploitations de ses ressources naturelles. La grande faune en a souffert dès le Haut Moyen Âge au cours duquel ont disparu plusieurs mammifères herbivores.

Les traits rouge correspondent aux espèces disparues au cours des temps historiques. Depuis, l’homme a réintroduit le chamois et le castor, et le lynx et le loup sont revenus à partir d’autres pays. Mais les densités de ces espèces sont loin d’être naturelles.

Histoire du cerf

Le cerf était un animal divinisé du temps des Celtes et il est resté de tous temps abondant dans les Vosges.

Statue du dieu au cerf, trouvée au Donon. Époque gallo-romaine.

Toutefois, il a bien failli disparaître au cours du XIXe siècle, victime des chasses intensives autorisées après la Révolution française, comme dans toute la France. Fort heureusement, il restait une petite population d’environ 300 individus survivant dans le massif du Donon, qui a essaimé au cours du XXe siècle dans toutes les Vosges, grâce à la mise en place de plans de chasse et de sites de protection, et quelques réintroductions  localisées.

Devenu plus abondant au cours du XXe siècle, le cerf suscite depuis des débats sans fin en raison des dégâts (au sens économique du terme) que ses populations occasionnent sur les forêts dans certaines parties du massif. Il est vrai que son absence durant plus d’un siècle avait fait oublier aux forestiers son existence naturelle dans les forêts ! Pour conserver des modes d’exploitation forestière intensives, on en vient, par exemple, à affirmer que le cerf n’est pas un animal forestier. L’éloigner des zones forestières en l’attirant dans les clairières où les chasseurs font du jardinage (recéper les taillis et planter des fruitiers domestiqués) devient alors une option satisfaisante. Cette option s’apparente à mon avis à de l’élevage de cerf !

Le cerf est victime d’idées fausses qu’il s’agit d’argumenter.

Le cerf est un animal de steppe : rien de plus faux !

On prétend souvent que les prairies et les steppes sont les habitats d’origine du cerf, et qu’il ne s’est adapté aux forêts que secondairement. Cette affirmation n’est absolument pas étayée par ses besoins alimentaires, car l’espèce dépend autant de l’herbe que des produits ligneux. Ses stratégies alimentaires sont caractéristiques à la fois des paisseurs d’herbe et des brouteurs de lignine (la biomolécule qui consiste l’essentiel du bois).

Pour preuve, détaillons un peu les activités du cerf au cours d’une année.

Au printemps et en été, les trouées forestières, où pénètre la lumière, ainsi que les bords de chemin, lui fournissent des pousses de jeunes ligneux riches en protéines et en oligo-éléments (ronce, framboisier, luzule, myrtille, jeunes pousses de sorbier ou bouleau).

Jeune cerf profitant de l’herbe de cette prairie forestière. Photo Jean-Claude Génot

En été et en automne, le cerf consomme les fruits des arbres (hêtre, chêne) et des jeunes pousses de ligneux (hêtre, chêne, conifères) éparpillés dans les sous-bois. Les semis d’arbres sont certes appréciés par les grands herbivores, dont le cerf, mais tous ne sont pas dévorés ! Beaucoup de jeunes arbres échappent à l’abroutissement pour peu qu’on laisse en forêt des microzones refuges: bois morts (souches, arbres déracinés) ou tout simplement si le tapis de semis est hétérogène. La proportion de semis survivants est en général suffisante pour que deux ou plus parviennent un jour à la canopée.

Durant les périodes critiques de l’hiver, où la nourriture est rare, le cerf développe une politique d’épargne d’énergie, en consommant de l’écorce, des feuilles mortes, et les champignons qui s’y développent. L’écorçage lui est aussi nécessaire s’il souffre d’acidité gastrique au début du printemps lorsque la nourriture devient soudain pléthorique. Les grosses fibres limitent ces désagréments en ralentissant la digestion et en remontant le pH ruminal. L’écorçage aide aussi l’animal à surmonter les troubles digestifs créés par l’excitation ou la peur. En outre, les tanins des écorces ont une action météorifuge (contre les gaz) et vermifuge.

Le cerf est un élément important de la dynamique forestière

L’abroutissement des semis n’est pas forcément négatif pour ces plantes, car plante et herbivores coexistent depuis des millions d’années de concert dans les mêmes écosystèmes !

En fait, les semis attaqués par la dent des herbivores développent des adaptations morphologiques : une élongation des racines pour éviter d’être arrachés, et/ou une forme en bonsaï qui réduit la biomasse. Ces jeunes arbres constituent une banque d’individus particulièrement coriaces aux stress de l’environnement, car ils développent de très grandes racines… et ce grâce à l’abroutissement !

Sapin dont la croissance est fortement ralentie par la consommation de ses bourgeons
Hêtre dont les branches ont été abrouties, ce qui donne un aspect de chandelle
Cet épicéa a été fortement abrouti dans sa jeunesse, ce qui explique sa base très étalée. Une seule branche a réussi à pousser au-delà de la hauteur des animaux, ce qui lui a permis de devenir adulte. Globalement, la croissance est ralentie, mais l’individu est solide !

Quant à l’écorçage auquel les arbres sont soumis, il est moins dommageable en hiver lorsque l’assise cambiale est au repos. L’arbre peut toutefois s’affaiblir car cela le rend plus sensible au climat et aux infections, et lorsqu’il y a des écorçages répétés.

Le cerf participe à la dispersion des graines (jusqu’à 60 espèces ont été identifiées dans les déjection des cervidés !), soit par ingestion des graines, soit en les transportant passivement sur la fourrure ou les sabots, ou activement en rejetant les graines trop coriaces durant la rumination, loin de l’endroit où la plante a été prélevée. Ces processus peuvent améliorer le succès d’établissement des espèces végétales, soit en favorisant leur germination (après passage dans l’estomac), soit en multipliant les occasions de trouver des micro-habitats favorables, lors du transport loin des parents.

Un équilibre dynamique fragile, mis à mal par des usages forestiers et des pratiques de chasse non écologiques

Dans une forêt naturelle, les densités du cerf et des grands herbivores en général sont fortement limitées par plusieurs facteurs. Tout d’abord, du point de vue alimentaire. En effet, les herbacées, semis, bourgeons, fruits forestiers qui constituent l’essentiel de leur alimentation sont rares, notamment dans les forêts à canopée dense, où la lumière est captée par le feuillage des arbres de la voûte forestière. Les sous-étages sont donc pauvres en buissons et en herbacées, et ils ne fleurissent pas. En fait, ce sont pour l’essentiel les trouées créées par les chutes d’arbre qui les nourrissent, car la lumière pénètre jusqu’au sol et stimule la croissance des plantes. Mais dans les forêts naturelles, ces trouées sont de petites dimensions et relativement rares.  

Un deuxième facteur de limitation des densités est la présence de prédateurs : loup, ours, lynx qui dispersent les hardes et s’attaquent aux individus affaiblis ou immatures.  

Un troisième facteur est le climat : les grands froids peuvent décimer tout une population comme en 2013 où la mortalité parmi cerf, chevreuil et sanglier a été spectaculaire dans les Vosges. Ajoutons encore les épidémies.

Ces facteurs contribuent à limiter naturellement les densités de cerf.

Respecter les dynamiques naturelles

Les compromis pour concilier cerf et gestion forestière n’aboutissent pas pour l’instant, car les objectifs d’exploitation forestière intensive d’une part (qui font la part belle aux plantations et à une régénération forcée), et de pratiques de chasse non écologiques d’autre part (avec notamment le nourrissage l’hiver), ne sont guère remis en question.

Par ailleurs, l’habitat forestier est devenu bien plus accueillant aux grands herbivores que dans les forêts naturelles. Les forestiers favorisent indirectement la croissance des herbacées et leur expansion en ouvrant la canopée et en créant de nombreux chemins et routes forestières, car cela augmente l’apport de lumière directe. Résultat: davantage de plantes à haute valeur alimentaire (feuilles et fruits), ce qui augmente sensiblement la capacité alimentaire des forêts. Résultat : les forêts actuelles deviennent un véritable garde-manger, bien plus appétissant que les forêts naturelles !

Les hardes de cerf affectionnent les prairies, les bords de chemin et les trouées riches en herbacées

L’agriculture intensive des plaines voisines contribue également à augmenter la capacité alimentaire des habitats de moyenne montagne et de plaine, en produisant des prairies artificielles et des champs de maïs où les herbivores viennent se nourrir.

Les cerfs sont aussi favorisés par les pratiques de chasse qui visent à éviter les mortalités hivernales. Pour cela, les chasseurs nourrissent les animaux en hiver. Ce nourrissage se poursuit souvent toute l’année afin que les animaux restent dans leurs territoires de chasse. Il en résulte des concentrations d’animaux dans une même forêt toute l’année, ce qui est évidemment peu favorable à la régénération des arbres. Par ailleurs, les chasseurs opèrent une forte sélection sur les animaux qu’ils tirent, préférant les mâles en pleine santé avec beaux bois aux biches et aux faons. Or, en milieu naturel, les prédateurs (et les chasseurs cueilleurs !) sélectionnent les individus vulnérables, et ne font pas de différence entre un mâle avec une belle ramure et un autre qui en a une en mauvais état ! Ces sélections non naturelles ont des incidences sur le génome des populations.

On voit qu’il manque aux forêts actuelles la guilde des prédateurs naturels (loup, lynx, ours), qui exerceraient une prédation d’un autre type sur les populations d’herbivores et permettrait d’éliminer les individus les moins aptes. Par ailleurs, les prédateurs, par leur simple présence, dispersent les hardes trop importantes en hiver, et évitent ainsi les effets de l’abroutissement sur les arbres des cerfs. 

Des discussions sans fin ont donc lieu actuellement, entre forestiers et chasseurs, sans entendre le moins du monde la voie des naturalistes qui souhaitent que reviennent les prédateurs. Le fond du problème n’est non plus jamais abordé: et les termes de  : sylviculture intensive ; chasse non naturelle, absence de prédateurs en sont absents.

Zone d’agrainage pour grands mammifères à des fins de chasse

La valeur intrinsèque du cerf vosgien

Les populations de cerfs dans les Vosges sont une exception pour le territoire français. En effet, une étude génétique effectuée dans toutes les Vosges, sur l’ADN mitochondrial d’une centaine de spécimens de cerfs actuels et d’une trentaine d’ossements de cerfs ayant vécu il y a plusieurs milliers d’années dans la région a démontré que les cerfs actuels sont génétiquement liés aux cerfs des premiers temps holocènes. En d’autres termes, le cerf vosgien est présent depuis près de 10 000 ans dans les Vosges, ce qui n’est pas le cas des autres populations de cerfs en France, issues de repeuplements à partir de l’Europe centrale après leur quasi éradication au XIXe siècle.

La conservation de ce patrimoine génétique local est une rareté dans les Vosges, comme dans tout milieu fortement anthropisé. Ceux du loup, de l’ours, du lynx, du chamois et du castor ont ainsi disparu avec les persécutions passées. Pour les animaux qui sont revenus (tous sauf l’ours), leur origine n’est pas locale.

On peut alors se poser la question suivante : où étaient ces cerfs au cours de la dernière glaciation, soit avant le réchauffement climatique de l’Holocène, qui a débuté il y a 10 000 ans ?

Sur ce schéma ci-dessous, on voit que les populations des périodes tempérées s’étaient réfugiées soit en Espagne, soit au sud de la France, soit en Italie ou encore dans les Balkans. Nous avons déterminé que les cerfs vosgiens provenaient des refuges espagnols.

Comment concilier protection de l’écosystème vosgien et activités humaines ?

Les solutions doivent passer par une autre vision de la société face aux ressources vosgiennes, qui exige une restriction des pressions sociétales, que ce soit pour les activités économiques ou pour le besoin de nature, et par un effort de tolérance vis-à-vis de la faune sauvage.

Une gestion de l’écosystème proche des lois naturelles

Pour mieux réguler les cervidés, il faut retrouver autant que possible une forêt dense et fermée, dominée par les feuillus autochtones et non les conifères (les épicéas notamment, qui de toute façon meurent en masse au cours des canicules présentes et à venir). Cela aura pour effet de faire déduire la capacité alimentaire du milieu et à disperser les zones d’abroutissement, qui ne trouveront plus de refuges dans les zones à conifères !

Le rythme des interventions humaines doit donc être considérablement ralenti, sans recherche à tout crin de la productivité à court terme, mais en privilégiant le respect des processus écosystémiques. Cette sylviculture s’appuie ainsi sur les principes de la futaie irrégulière et mélangée, très différente des sylvicultures en pratique aujourd’hui.

La sylviculture à prôner est celle entourée en rouge : forêt dense, mélangée d’espèces différentes dans la canopée, avec un sous-étage dense

Les critères sont les suivants :

  • des peuplements denses — surface terrière autour de 40 m2/ha à l’image des forêts naturelles — à couvert pérenne, et dont la canopée étagée est fermée ;
  • des éclaircies par pied d’arbre ou par petits bouquets (2 à 3 arbres maximum suivant l’intensité de l’éclairement dans le sous-bois, ce qui correspond à une sylviculture jardinatoire) ;
  • laisser les arbres grossir ;
  • la conservation de plusieurs très gros et très vieux arbres dans des îlots de sénescence, le respect des bois tombés à terre ;
  • la préservation de toute intervention des zones sensibles (zones humides, ripisylves, boisements sur rochers, sur forte pente, au-dessus de 800 mètres, où la productivité primaire est ralentie par le climat, ce qui rend l’écosystème sensible aux impacts anthropiques, etc.).

La préservation des sols est aussi indispensable à l’écosystème : en utilisant des engins légers voire la traction animale quand c’est possible, en évitant le découpage par des pistes qui sont comme autant de saignées dans l’écosystème forestier et en évitant le morcellement.

Une gestion de la grande faune incluant des densités viables de grands prédateurs, en plus de la chasse. Les ongulés sauvages, ne pouvant s’autoréguler face aux offres alimentaires générées par les activités humaines, doivent être régulés par la chasse, mais cette régulation devrait être aidée par l’architecture forestière, plus dense et plus fermée. Les principes de la chasse doivent aussi s’approcher de ceux de la prédation naturelle. Ainsi, dans le Bas-Rhin, les plans de chasse se basent sur les pyramides des âges naturelles, ce qui constitue un retour intéressant vers les lois naturelles.

Cela suppose donc que le chasseur ne fasse plus, comme c’est souvent le cas, de la nature un milieu artificiel selon ses désirs, en pratiquant une chasse intensive, avec création de mares artificielles, des postes d’agrainage non validés par les fédérations de chasse. Les chasseurs ont un rôle écologique à jouer, et ne doivent pas utiliser la nature comme un loisir.

Le chasseurs devraient davantage prôner la conservation de la faune carnivore qui fait partie des écosystèmes. S’ils souhaitent faire de l’écologie, ce n’est pas en amputant la faune qui les dérange qu’ils y arriveront.

La société aussi a des devoirs

La société tout entière devrait accepter les contraintes de la vie sauvage : ne plus éliminer les « nuisibles », respecter les lois de protection de la nature concernant la grande faune, accepter que de larges zones de tranquillité soient instaurées, limiter les sentiers et les routes, éviter le tourisme destructeur et ne choisir que des sports de montagne compatibles avec la vie animale. C’est aussi l’affaire de tous d’accepter les prédateurs à des densités viables. Plus concrètement, au regard de la capacité alimentaire des Vosges, une meute de loups tous les 100 km2, soit 35 km2 pour un loup, avec le lynx en sus, serait déjà bien.

Une utopie ? allez voir en Croatie !

Les pratiques “vertueuses” sur la forêt qui semblent impossibles en France, existent pourtant dans d’autres pays d’Europe. À mon sens, c’est la Croatie qui détient la palme d’une bonne gestion des forêts. Dans les Alpes dinariques, la grande faune (loup, lynx, ours) est bien présente et exerce pleinement son rôle de régulateur et surtout de disperseur des hardes de grands herbivores. La conjonction de forêts denses par une sylviculture adéquate, d’une régulation par les prédateurs naturels et d’une chasse raisonnée sans agrainage suffit à fortement limiter les densités des grands herbivores.

Références

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