L’ensauvagement, une réponse aux changements climatiques à venir : l’exemple des forêts du pays de Bitche (Vosges), au cours du Petit Âge Glaciaire

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Forêts et évolutions climatiques : étudier les précédents

Les évolutions climatiques en cours soulèvent de nombreuses questions sur l’avenir des sociétés actuelles au regard des ressources naturelles. Une question très présente est celle de la forêt : comment va-t-elle réagir face aux changements à venir ? Avons-nous bien fait de tant l’artificialiser sur le territoire français, et notamment dans les Vosges ?

La question est en fait de savoir si on devrait s’orienter vers des usages laissant davantage de liberté aux processus naturels de la dynamique forestière, ou au contraire accroître encore l’artificialisation des forêts en plantation des espèces exotiques qu’on suppose mieux adaptées à un climat éventuellement plus aride.

 Il n’est toutefois pas question ici de débattre de ces importantes questions. Je propose plutôt de décrire ce qu’on sait des impacts sur les écosystèmes suite à un changement climatique majeur, le Petit Âge Glaciaire. Ce long épisode climatique est apparu brutalement au début du XVIe siècle et s’est prolongé jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Les relations entre les stress climatiques et la forêt nous sont parvenues grâce à un document exceptionnel, l’Atlas topogéographique de Bitche, paru en 1758, qui fournit une description précise de l’évolution d’une vaste forêt de hêtraie-chênaie, située au nord du massif vosgien, dans le Pays de Bitche. Cette forêt, une des plus vastes de France, était très utilisée avant le début du Petit Âge Glaciaire. Elle est brutalement passé de cet état semi-domestiqué à une phase d’ensauvagement qui a duré près de 100 ans, entre 1630 et 1720, suite à des événements politiques, économiques et sanitaires dramatiques pour les sociétés locales.

Présentation du Pays de Bitche

Le climat est sub-océanique avec des tendances continentales dans certaines vallées. La pluviométrie annuelle est de 850 mm, les températures moyennes oscillent entre -1 to 0°C , et la température moyenne en Juillet est de 16°C.

Les forêts du pays de Bitche dominent dans la partie vosgienne gréseuse, à des altitudes modérées (entre 300 et 500 m). Depuis des temps immémoriaux, cette partie boisée, qui occupe 39% des 562 km² de ce territoire, contraste avec la partie orientale plus ouverte sur plateaux calcaires, dévolue depuis des temps immémoriaux à l’agriculture. La partie gréseuse à pentes abruptes et aux sols acides, surmonte des vallées plates à tendance marécageuse.

Les forêts du pays de Bitche avant le Petit Âge Glaciaire : des usages intensifs

Les formations forestières naturelles de la partie nord des Vosges sont la hêtraie-chênaie sessile sur les pentes et les sommets, et les aulnaies dans les fonds de vallon. Le pin semble trouver dans ces milieux pauvres et sableux de des conditions particulièrement propices dans les sols tourbeux ou les friches. Ces forêts couvrent environ 40% de la surface totale du Pays de Bitche (7445 ha, selon une évaluation en 1758). Elles se trouvent pour l’essentiel sur la partie gréseuse.

Hêtraie chênaie naturelle du Pays de Bitche
Marais à grands carex et aulnaie marécageuse

A la fin du XVIe siècle, le Pays de Bitche n’était pas très peuplé, avec environ 3000 habitants. Le climat est pourtant favorable à la démographie, mais le Pays de Bitche n’est guère fertile par rapport aux riches terres de la Lorraine. Cependant, les forêts sont tout de même très utilisées. En 1580, Jacquemin Cueullet, officier des forêts royales de France, inspectant la forêt de la région de Bitche, la décrivait comme

« riche en rochers, avec des montagnes couvertes de forêts claires utilisées pour la récolte de glands et le bois d’œuvre » ; « toutes les montaignes fournies de bois de chênes propres à porter esglans et par même moyen a aussi vu un beau bois »

Des forêts claires signifient des ouvertures importantes dans la canopée pour nourrir les animaux domestiques (récolte de glands) et utiliser le bois des grands arbres. Pour ces usages, les hommes utilisent surtout le chêne (sessile et pédonculé), au détriment du hêtre, qui est l’espèce dominante dans la région.  

Favoriser le chêne est un fait général en Europe. En effet, les années de fructification de masse du chêne sont plus fréquentes que le hêtre, ce qui permet de récolter davantage de glands. La végétation qui pousse sous la chênaie est aussi plus abondante, ce qui est favorable à la pâture sous forêt par les bovins. Et le bois d’œuvre est fort utile pour les constructions.

« Le plus grand avantage ou profit qu’on a retiré de cette forêt jusqu’à présent, vient uniquement de l’excellence et de la beauté des arbres chênes, qu’on y a exploités ; ayant la propriété d’être bons aux usages de hollande »

Atlas topogéographique de Bitche

Pour preuve de l’importance artificielle du chêne en Europe, le fait que le hêtre s’étend très vite après des guerres, des épidémies, ou autres événements qui provoquent un abandon des espaces habités.

Ces coupes se font par jardinage, au pied à pied, c’est à dire « en abatant les arbres par place, indistinctement dans toute l’étendue de la forêt, où on les trouvoit propres à l’usage qu’on vouloit en faire ». Une autre activité sylvicole était la production de taillis autour des villages, pour l’essentiel du chêne. En outre, de nombreux animaux domestiques y pâturaient. Dans un autre document, on lit en effet qu’en 1600, 30 000 chevaux, bœufs, moutons et cochons pâturaient dans les forêts sur grès ! Il est aussi possible que des portions de forêts aient été défrichées, devenant de petites clairières, pour les besoins d’industries naissantes (verrerie, forges) dont les premiers indices datent de 1591 à 1609.

En bref, une empreinte humaine forte, synonyme de fragilisation de l’écosystème forestier.

Les événements climatiques du Petit Âge Glaciaire : des situations de grand stress

Le Petit Âge Glaciaire a marqué fortement les sociétés et les écosystèmes, entre le début du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècle. Il s’est installé très rapidement après une période particulièrement favorable du Moyen Âge, dénommée l’Optimum climatique médiéval. Les périodes les plus stressantes ont été le XVIIe et le XVIIIe siècles. On note des températures exceptionnellement froides, mais aussi des sécheresses prolongées durant les mois d’été (30 répertoriées entre 1635 et 1740, causant des incendies) et des gels tardifs. Il est aussi fait état de 30 étés très secs ; dont certains (1667, 1704 et 1705), si secs qu’ils ont occasionné plusieurs incendies.

L’hiver 1709 est resté dans la mémoire collective pour toute l’Europe, avec des milliers de morts.

Certes, les hivers froids ne sont pas vraiment dommageables pour les arbres, puisque les arbres sont en repos, mais ceux de 1709 et aussi de 1741 ont été si durs que les arbres sont tombés en masse. D’autres stress climatiques tuent ou fragilisent les arbres lorsqu’ils se succèdent, par exemple l’hiver  très froid en 1741 suivi par des gels tardifs en 1742 , puis trois étés d’une extrême sécheresse en 1742 et 1743, puis en 1746.

Les événements politiques de la guerre de Trente ans et ses conséquences dans le Pays de Bitche

La Guerre de Trente ans (1618-1648) a ruiné l’économie des pays en guerre et provoqué la mort de millions de personnes. La Lorraine, où la guerre eut lieu plus tard ente 1634 et 1661, a payé un très lourd tribu à cette guerre, par les exactions des soldats, les mouvements de troupes, les famines et les épidémies récurrentes de peste et de typhus. La dépopulation en a été le principal effet.

Dans le secteur qui nous concerne, dans le Pays de Bitche, on comptait 4968 habitants en 1621, donc près de 2000 habitants de plus qu’à la fin du XVIe siècle. Neuf années plus tard, en 1630, plus de 80 villages avaient été abandonnés et en 1661, la région n’était plus « « qu’un vaste désert », où on disait que « les animaux sauvages étaient plus nombreux que les hommes » selon le gouverneur de Bitche, Henri-François de Bombelles. La population ne recommença à croître que plusieurs années après la fin de la guerre, après 1720.

La Guerre de Trente ans a ruiné l’économie des pays en guerre et provoqué la mort de millions de personnes. La Lorraine et l’Alsace en ont payé un très lourd tribu, par les exactions des soldats, les mouvements de troupes, les famines et les épidémies récurrentes de peste et de typhus. La dépopulation en a été le principal effet.

Sebastiaan Vranx, scène de désolation durant la Guerre de Trente ans
Chêne dit des Suédois, car on y pendait les gens au XVIIe siècle.


L’Atlas topogéographique de Bitche 

Cet atlas a été élaboré par un ingénieur français entre 1748 et 1758, au moment de la main-mise du royaume de France sur l’espace lorrain. La France avait alors le plus grand besoin pour relancer l’économie après des décennies de troubles politiques. Il s’agissait donc de mieux en réglementer les usages pour des besoins nouveaux locaux (verrerie, fonderies), et des exportations de bois vers la Hollande. Ces objectifs pragmatiques supposaient une description précise des forêts et des paysages. Et la forêt du Pays de Bitche était alors la plus vaste de tout le royaume de France.

Il comporte 174 planches en couleur, très précisément illustrées pour les reliefs et les habitats naturels et assorties de commentaires réunis dans deux gros volumes de 1250 pages chacun.

Carte illustrée du Pays de Bitche dans la région de Waldeck
Carile illustrée du Pays de Bitche dans la région de Waldeck

Par la précision des descriptions, ce document nous fournit donc des données inestimables sur l’évolution spontanée des forêts en plein Petit Âge Glaciaire, permettant ainsi d’évaluer leur résilience face à des stress climatiques majeurs, et aussi de déduire les usages forestiers plus anciens, dont les textes historiques ne font guère état.

Les principaux résultats collectés dans l’Atlas topogéographique de Bitche 

Les ingénieurs décrivent les parcelles forestières sous le terme de « futaie » sans précision de sa surface. Quatre types de « futaies », dominées soit par le Hêtre, soit par le Chêne sont décrites : la futaie vieille (diamètre>110 cm et plus ; âge supposé > 200 ans ; arbres sénescents), la futaie ancienne (diamètre : 90-110 cm ; âge supposé : entre 100 et 200 ans), la futaie moderne (diamètre : 50-90 cm ; âge supposé : 60-100 ans). Ces relations sont évidemment fausses, car les diamètres des arbres sont davantage en relation avec les conditions de fertilité locale que l’âge. S’y ajoutent les taillis. Leur situation topographique est fournie (fonds de vallon, lisières, sommets, pentes). D’autres données sont la composition de la régénération, l’évaluation de la quantité de bois morts, et quelques citations des événements climatiques marquants. Toutes ces données ont été converties en données semi-quantitatives en comptant combien de fois elles étaient citées dans les textes.

Des forêts à gros bois

Les futaies à gros diamètre dominent la plupart des paysages en 1758. Clairement, les 100 années d’abandon des usages ont permis aux arbres de grossir et d’atteindre leur maturité. Sur le tableau ci-contre qui donne les correspondances entre type de futaie et dimensions, on voit que les plus gros arbres dépassaient 110 cm de diamètre. Ces arbres, rangés dans les futaies anciennes et vieilles, occupaient 80% du territoire du pays de Bitche !

En revanche, les âges ne sont pas en correspondance. De gros arbres pouvaient avoir moins de 100 ans, et de petits plus de deux siècles.

dimensions des arbres au milieu du XVIIIe siècle 80% des futaies sont vieilles et anciennes.
Hêtre de Bining sur sol calcaire: 120 ans, 117cm diamètre
Hêtre sur sol gréseux: 221 ans, 1m diamètre

Actuellement, l’ensemble du pays de Bitche correspondrait à une futaie “moderne”. Les arbres sont aussi pour l’essentiel, des plantations de pins, et de chêne. Le hêtre est rare.

Une grande quantité de bois mort

La mortalité et la sénescence marquée de la forêt a beaucoup frappé les services forestiers, ainsi que l’évoquent quelques phrases marquantes : « vieille futaye sur le retour »; « La forêt est remplie de bois gisant, que l’abondance ou la difficulté de transporter, fait négliger » ; « La futaye vielle et ancienne de chêne depuis 6 à12 pieds de tout, est d’une belle élévation et droite, mais déperissante, partie sèche sur pied, suitte ordinaire du ver, bien des arbres gissent. »

Les ingénieurs précisent aussi que 46 futaies de chênaies appartenant à toutes les catégories sont « totalement dépérissantes », par « pans entiers de montagnes », ce qui n’est pas observé pour les hêtraies. Parmi les arbres isolés, ils notent aussi 476 gros chênes isolés morts contre 36 hêtres.

« On estime généralement tous les arbres sur le retour, les chênes d’un siècle et demi et d’avantage, totalement dépérissans, couronnes et morts en cime. »

Les arbres les plus touchés sont donc les chênes, favorisés depuis quelques siècles au détriment du hêtre. Les causes de la mort sont parfois mentionnées dans l’Atlas : l’hiver de 1709 qui a fait éclater les troncs, de violentes tempêtes qui déracinent les arbres des sommets, des incendies suite à des sécheresses extrêmes, et enfin les attaques de parasites qui fragilisent les individus.

Une autre raison à la mauvaise santé des chênes est aussi la concurrence avec le hêtre, qui revient en force sur son territoire. Le système racinaire du hêtre est très efficace pour préserver les nutriments du sol situés près de sa surface au détriment du chêne voisin. Les branches du hêtre sont également capables étend des axes horizontaux au-dessus de celle du chêne, ce qui lui procure une ombre fatale aux branches maitresses. Le chêne n’a alors d’autres solutions que de se développer de manière asymétrique, ce qui finit par l’affaiblir jusqu’à le tuer. Les textes insistent bien sur une reprise du hêtre en 1756 dans toutes les strates. Dans l’Atlas, on lit à plusieurs reprises que le hêtre « domine plus, il est beaucoup plus vif, et de toute sorte d’âge ».

Dans la réserve intégrale proche, dans le Palatinat, le hêtre s’étend dans une forêt où domine le chêne. Le processus d’élimination des chênes est en cours: le hêtre lorsqu’il germe à côté d’un chêne étend ses racines dans les sol et ses branches dans la couronne du chêne, ce qui finit par le tuer.
Mort des chênes, réserve intégrale du Palatinat

Il faut en fait raisonner à l’échelle du niveau d’artificialisation de la forêt. L es chênaies étaient favorisées alors par l’homme mais elles ne pouvaient former de forêts résistantes aux stress, car trop jeunes et trop utilisées. La hêtraie, elle, s’est aussi étendue naturellement vers les clairières. Ces hêtraies naturelles présentent une architecture forestière hétérogène, riches en très gros bois, qui limitent les écarts de température et entretiennent l’humidité dans les sous-bois grâce à l’ombrage et une évapotranspiration. Dans de telles forêts, les sols sont généralement profonds et humifères, absorbant les eaux de pluie pour les restituer en période plus sèche. Autant de facteurs de résilience face aux événements climatiques qui surgissaient de temps en temps.

Laisser les forêts le temps de s’adapter, c’est sans doute ce que les sociétés actuelles auraient de mieux à faire dans le cas des changements climatiques actuels. Cela éviterait les erreurs du passé, comme des plantations en masses de conifères (épicéa, douglas, pin) qui ont remplacé les forêts naturelles des Vosges.

L’équipe de l’Association Francis Hallé propose aussi de laisser une grande surface forestière en libre évolution, afin que cette adaptation se fasse au mieux. La forêt du pays de Bitche, située à la frontière avec l’Allemagne, et proche d’autres pays favorables à ce projet, serait peut-être un site idéal pour ce projet ambitieux.

Ci-dessous : un ravin oublié du Pays de Bitche, depuis la première guerre mondiale. La forêt y reprend ses droits. Ce ravin correspond à des particuliers qui doivent sans doute n’en posséder que de petites parcelles. Les traces d’animaux sont nombreuses aussi.

Un trésor oublié dans ce ravin: une mine de lignite du XIXe siècle, où venaient se réfugier les Malgré nous lors de la deuxième guerre mondiale.

En conclusion

Cette recherche biogéographique sur l’histoire des forêts de Bitche nous aide à mieux appréhender l’avenir des forêts vosgiennes. Elle démontre que dans des cas de stress extrêmes et prolongés, la société actuelle pourrait choisir un type de gestion conservatoire, avec respect des espèces indigènes, et l’importance de créer de très grandes réserves forestières.

Cette recherche a bénéficié de l’aide du DRIIHM LabEx (Device for Interdisciplinary Research on Human- Environments Interactions) — CNRS-INEE.

Références

  • Ellenberg H., 1988. Vegetation Ecology of Central Europe. Cambridge University Press. 730 p
  • Jehin P., 2005. Les forêts des Vosges du Nord du Moyen Âge à la Révolution : Milieux, usages et exploitations. Strasbourg : Presses Universitaires. 398 p.
  • Touba J., 1935. Bitche au XVIIe et XVIIIe siècle. pp. 99-113. Collection historique des monographies de Lorraine. In Streit des Bitscher und Konsorten (Schorbach, Lengelsheim, Hottweiler u. a.) mit den Links der Schwalb gelegenen Dörfern wegen des Weidganges. Ed. J. Beck, Société d’histoire et d’archéologie de Lorraine. Section du Pays de Bitche. 150 p.
  • Schnitzler, A. 2020. Cent ans de dynamique forestière spontanée en plein petit âge glaciaire dans le Pays de Bitche, Lorraine. Revue forestière française LXXIII – 4-361-376.
  • Beck 2011, Ladurie 2004, Daux et al. 2005), ainsi que des sites traitant des climats du passé (Journal de Pierre Vuarin (1587-1666) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8515783, et le Journal de Jean Bauchez, greffier de Plappeville (1551-1651) http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83178j

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