Les forêts tempérées chaudes des Canaries : des écosystèmes forestiers présents depuis plusieurs millions d’années

On lit régulièrement dans les guides de voyage que les forêts des Canaries ont une immense valeur écologique, en raison de très grande ancienneté (plusieurs millions d’années). Ces forêts, composées de quelques espèces de la famille des Lauracées (d’où leur nom communément admis : la laurisylve) typiques des climats tempérés chauds et humides, se sont maintenues sur les îles alors qu’elles ont disparu du bassin méditerranéen à la fin des temps tertiaires, il y a environ 5 millions d’années.

Ce dessous : la laurisylve canarienne à Anaga, Tenerife

L’histoire des laurisylves est en fait très complexe. Pour l’expliquer, il faut considérer les données géologiques et climatiques des 50 derniers millions d’années.

Considérons tout d’abord les principes d’évolution des îles océaniques.

Des îles océaniques suivent toujours les mêmes destins. Elles naissent en plein océan, lorsqu’il existe un point chaud, qui laisse passer le magma des profondeurs jusqu’au plancher océanique grâce à des fissures.

Ce magma s’accumule tout d’abord dans les profondeurs marines, formant des îles sous-marines. Avec le temps, ces îles émergent à la surface de la mer, s’élevant en altitude grâce aux apports constants de magmas sous forme de volcans actifs. Certaines îles peuvent atteindre ainsi 2000 – 3000 m de hauteur à partir de la surface de la mer. Mais les reliefs subissent en même temps des forces destructrices, suite à des séismes et de vastes glissements de terrain. Lorsque le point chaud s’éloigne, les îles, qui ne sont plus alimentées par le magma, perdent peu à peu de leur matière et leurs altitudes, par plusieurs processus érosifs : éboulements massifs, érosion marine, explosions volcaniques. Elles finissent par ne former que des îles au niveau de la mer, puis à s’y enfoncer sous leur propre poids (on parle de subsidence mécanique) devenant finalement à nouveau des îles sous-marines.

Les deux schémas suivants donnent l’âge d’apparition des différents archipels en millions d’années, entre 67 millions et moins d’un million d’années, le long de la façade atlantique entre péninsule ibérique et Afrique du nord.

Sur la carte à gauche, on compte en tout 8 archipels. Ceux en pointillé ont disparu. Il reste actuellement 4 archipels : Açores, Madère, Canaries et Cap vert, réunis sous le terme de Macaronésie. 

Les schémas du centre donnent l’âge d’apparition des différents archipels en millions d’années, entre 67 millions et moins d’un million d’années, le long de la façade atlantique entre péninsule ibérique et Afrique du nord. Ces dessins montrent aussi que les archipels les plus anciens, disparus de la surface de la mer, sont en fait présents à faible profondeur. Lors des périodes glaciaires, une partie d’entre eux était émergé, car le niveau des mers était plus bas, ce que représente une ligne la plus basse (LGM, sea level, il y a 100 000 ans).

À droite, on voit l’archipel actuel des Canaries avec les parties immergées et émergées. Les îles émergées les plus anciennes (Fuerteventura et Lanzarote) ont plus de 20 millions d’années. Un tel âge est inhabituel pour les îles océaniques, qui normalement s’enfoncent sous leur propre poids après environ 15 millions d’années. Cela s’explique par le fait que les îles sont posées sur une croûte océanique ancienne qui résiste au poids des îles. Une chance pour la survie des forêts canariennes ! Si tel n’avait pas été le cas, les surfaces terrestres pour la forêt n’auraient sans doute pas été suffisantes pour les conserver jusqu’à nos jours.

Des facteurs géologiques et climatiques favorables à des zones refuges pour les forêts tempérées chaudes, disparues du bassin méditerranéen

Les premiers archipels, qui datent des débuts de l’ère tertiaire, il y a 60 millions d’années, étaient plus proches de la péninsule ibérique et de la côte atlantique de l’Afrique, et échangeaient donc aisément les graines via les oiseaux migrateurs, entre îles et continents proches et entre îles. Mais ces forêts qui couvraient alors le bassin méditerranéen et ces multiples îles étaient différentes des forêts actuelles des Canaries, car le climat était alors de type tropical humide. A ces époques des débuts du Tertiaire, existait en effet un courant Est-Ouest entre les deux Amériques, alors séparées, et le bassin de la Téthys, vaste mer entre Europe et Afrique. Ces forêts du bassin de la Téthys, ainsi que celles des premiers archipels étaient d’une diversité biologique bien plus élevée.

Au cours de la deuxième moitié du Tertiaire, les continents se rapprochent. La réunion des deux Amériques signe la disparition progressive du courant tropical Est-Ouest qui traversait alors le jeune Océan Atlantique. Le climat se rafraîchit, et les forêts tropicales humides autour de la mer Téthys et des archipels voisins se transforment peu à peu en laurisylves (forêts tempérées chaudes, riches en Lauracées).

Comment les plantes arrivent-elles sur les îles des archipels ?

Une sélection s’opère parmi les espèces des continents proches, en fonction de certaines caractéristiques des plantes. Ainsi, celles à fruits et graines lourdes n’ont pas pu franchir la barrière des mers. Seules celles apportées par les oiseaux ou par des radeaux de bois y sont parvenues. En cela, la famille des Lauracées excelle, car elle est disséminée par les oiseaux, friands de leurs fruits. Les Lauracées sont aussi tolérantes à un climat tempéré chaud et non tropical humide. Cela explique sa dominance dans les îles macaronésiennes.

La deuxième épreuve est d’y survivre et de s’y reproduire. Un végétal arrivant sur une de ces îles doit faire face à des substrats poreux ou compacts, un climat sec en altitude basse, un manque d’insectes butineurs pour assurer une reproduction sexuée rapide. Aux altitudes basses, c’est le cas de trois familles qu’on trouve surtout dans les étages inférieurs des îles. De gauche à droite : les Borraginacées (Echium), les Crassulacées (Aeonium), et Astéracées (Sonchus).

Echium wildpretti
Aeonium sp poussant sur les laves cordées

Certaines de ces plantes, en évoluant sur place, sont devenues aujourd’hui géantes ou ligneuses. Elles sont aussi très souvent monocarpiques, c’est à dire vivent quelques années à l’état végétatif, puis fleurissent en grandes hampes florales atteignant parfois trois mètres de haut. Ces fleurs sont vivement colorées, et meurent en fin de floraison. Elles attirent les quelques insectes présents, auxquels s’ajoutent les lézards et les oiseaux.

Les espèces arrivant dans des îles océaniques restent toutefois susceptibles d’extinction, bien davantage que les espèces des continents car leurs populations sont de faible densité et surfaces, et leur renouvellement est difficile s’il y a extinction locale, notamment si les connexions avec les continents proches sont rares et difficiles. Aux Canaries, on a noté par exemple, dans les archives palynologiques, la présence de chêne et d’orme, mais ces espèces ont disparu.

L’isolement durant des millions d’années favorise la diversification des espèces et donc l’endémisme. Ce processus a été très élevé aux Canaries, par exemple: à partir de quelques souches provenant d’Afrique y a aussi été fulgurante, élevant le pourcentage d’espèces endémiques (qui ont évolué sur place) élevé, proche des Galapagos : 21 % pour les plantes, 100 % pour les reptiles, 39 % pour les invertébrés.

Les animaux ont également leurs vedettes. La plupart des oiseaux sont endémiques (martinet, corbeau, pinson, pouillots, outarde, buse, pigeon, mésange bleue, rouge-gorge) et certains très rares et très limités en populations. En parcourant les forêts, on entend leurs chants quelque peu transformés par l’isolement, mais bien reconnaissables, comme celui du merle, que j’ai entendu plusieurs fois en forêt ou dans les champs. J’ai également vu le pigeon des lauriers et le pinson canarien.

Le gigantisme est également possible chez ces animaux: il existe ainsi plusieurs espèces de lézards géants de 80 cm de long (Gallotia), dont les derniers exemplaires ont été capturés le long des barrancos, et sont actuellement élevés dans des zoos spécialisés, et un rongeur (Malpaisomys insularis), le rat des laves de 45 cm de long et pesant 1 kg. Ce rat pouvait aisément grimper les falaises de lave. Il a été très commun jusqu’il y a 2000 ans. Les raisons de sa disparition sont inconnues.

Evolution des forêts vers la fin du Tertiaire et au cours du Quaternaire

Avec l’arrivée des glaciations, il y a deux millions d’années, le climat devient de plus en plus aride autour de la Méditerranée, et la laurisylve du bassin de l’ancienne Téthys disparaît p : il ne reste actuellement dans les forêts méditerranéennes que le laurier (Laurus nobilis).

Les choses changent aussi sur les îles macaronésiennes. Ainsi, les variations du niveau marin ont modifié de manière répétée la surface des îles. Par exemple, les Canaries ont doublé ou réduit de moitié en surface, et ont aussi été à des distances variables par rapport aux continents. Par ailleurs, Aucun nouveau système de vents s’est mis en place ainsi qu’un courant froid qui isole presque totalement les îles du continent. Ce courant va aussi dans le sens continent/iles, et ne permet pas de relations dans le sens archipels et continent. Cela a joué aussi pour l’homme dans un passé lointain: les premiers colonisateurs, partis d’Afrique du nord, ne sont jamais revenus sur leurs terres d’origine, et sont restés isolés plusieurs millénaires de tout contact avec les autres sociétés européennes et africaines (cf plus bas).

La laurisylve est toujours présente dans les archipels récents de la Macaronésie car les froids quaternaires n’atteignent pas ces îles, grâce à l’effet des immenses masses liquides de l’Océan, qui tamponnent les extrêmes de températures et apportent de l’humidité nécessaire à ces forêts. Durant les différentes périodes glaciaires, les îles s’agrandissent jusqu’à doubler de surface, par l’abaissement du niveau des mers, offrant ainsi aux forêts un espace important. On peut supposer que cela favorise encore les échanges de graines entre les archipels. Par ailleurs, l’isolement prolongé de ces forêts, et aussi leur éloignement de l’Afrique, favorise l’endémisme : de nouvelles espèces apparaissent à partir des espèces arrivées sur place des continents. Parmi les Lauracées, apparaissent Laurus azorica, Persea indica, Ocotea foetens, Apollonias barbujana. Toutes ces espèces ont des feuilles toujours vertes, de physionomie semblable, formant des forêts ou des buissons denses sur une grande partie des reliefs.

Laurisylve dense à Palma, dans un profond ravin (Cuba de la Galga)

En dessous à gauche, Apollonias barbujana, devenu rare suite à une surexploitation ancienne, et à droite, un vieil exemplaire de Laurus azorica.

Canarina canariensis, Campanulacée une liane endémique des Canaries

La laurisylve ne peut alors survivre qu’en altitude, où les vents alizés apportent l’humidité à partir de 500m. La laurisylve est donc restreinte à une certaine altitude qui correspond à la ceinture nuageuse créée par les vents alizés.

Ces deux photos montrent la ceinture nuageuse qui se forme au cours de la journée, à Ténérife. La photo à droite a été prise dans la caldeira du Teide: on voit les nuages s’avancer dans la caldeira

Caldeira du Teide avec ceinture nuageuse

Dans les laurisylves, l’humidité des brouillards se dépose sur les feuilles sous forme de gouttelettes, qui s’écoulent vers les branches puis les troncs, alimentant ainsi le sol en eau. Ce processus intensifie donc les apports d’eau en altitude, sur des îles qui sont naturellement sèches. Les premiers habitants des îles utilisaient d’ailleurs cette faculté de concentrer les gouttes de brouillard dans un puits sous certains arbres (dont Ocotea foetens, l’arbre fontaine). Cette eau était utilisée pour leurs cultures.

Sur les 3 photos ci-dessous, on voit : à gauche un arbre fontaine, au milieu, le puits creusé par les hommes pour collecter l’eau, et à droite, une représentation de l’arbre fontaine ou garoe et les indigènes qui en collectent l’eau. Cette gravure fantaisiste a été faite par Manesson Mallet (1683), qui n’avait jamais vu l’arbre, 

La laurisylve devient donc, indirectement, pourvoyeuse de sources.

Cela a alors permis à d’autres formations végétales de se répandre : les pineraies à Pinus canariensis dans les zones devenues sèches, et les formations thermophiles arides aux étages inférieurs.

Des bruyères arborescentes du genre Erica, deux espèces de houx (Ilex canariensis ; Ilex perado), une Myrsinacée (Myrica faya) constituent une partie du très riche fond botanique arborescent des archipels actuels.

Au premier plan, forêt à Myrica faya et Erica arborea, Anaga

Ces forêts avaient une physionomie toute particulière, liée à la présence constante de brouillards : elles se couvrent de mousses et de lichens. Laurus azorica développe une architecture curieuse : autour du tronc principal se développent des rejets qui protègent toute la base du tronc. Avec l’âge ces rejets deviennent énormes et s’étendent en étoile autour du tronc principal qui est mort. Dans la canopée, les Lauracées développent des couronnes denses qui laissent filtrer très peu de lumière. D’où l’absence d’herbacées au sol, et la rareté des lianes.

Les parties les mieux préservées des laurisylves sont à la Goméra. On y voit de vieux arbres, des bois morts, et une architecture qui semble se rapprocher des forêts naturelles. Situées en plein cœur du Parc National de Garajonay, entre 700 et 1 300 m d’altitude, ces forêts totalisent 4000 ha.  

Lobaria pulmonaria
Geranium canariense en fleur en mai dans la laurisylve

En 2002, une partie de ce parc a subi un incendie mémorable, qui a traumatisé les esprits. Depuis cette époque, les soins apportés à la forêt se sont encore renforcés. En arrière plan de la photo ci-dessous, prise au sommet de la Gomera, on voit nettement les branches défeuillées liées à cet incendie. Depuis ce temps, des mesures anti incendies drastiques sont prises.

Les habitats anthropisés

Il est frappant de constater, dans les îles visitées de Ténérife, Palma et Goméra, l’importance des zones anciennement cultivées, puis laissées à l’abandon. Les anciennes terrasses qui montent encore très haut dans les vallées et les ravins, se couvrent soit d’une végétation naturelle d’Euphorbiacées, soit d’éléments exotiques comme le cactus mexicain (Opuntia) ou l’agave. Ces espèces sont très invasives et agressives, et dénaturent profondément les paysages traditionnels. En effet, l’économie actuelle se tourne vers les plantations de bananes, et le tourisme.

Sur la photo du milieu, on voit un monument naturel, reste de coulée volcanique qui a été un lieu sacré pour les populations pré-hispaniques

Fortaleza, un haut lieu pour les populations pré hispaniques (Guanches). Il s’agit d’une très vieille coulée volcanique dégagée par l’érosion. Une célèbre bataille y a eu lieu entre une de ces tribus et les Espagnols. Au premier plan, l’agave qui s’étend sur les anciennes cultures.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les beautés et l’intérêt de la laurisylve et les autres habitats de ces îles, notamment sur l’histoire des populations pré-hispaniques.

Ces premiers hommes étaient apparentés aux Berbères d’Afrique du nord se sont installés progressivement sur ces îles entre le Ve siècle av. J.C. et le Ier siècle après J.C. Ils n’ont jamais été totalement isolés de tout contact européen, sauf après la chute de l’Empire Romain où ils ont vécu en total isolement durant quelques siècles, vivant de l’élevage et de l’agriculture, et utilisant les plantes de l’île.

Ils pratiquaient la momification pour certains membres de leurs communautés. Plusieurs centaines de corps momifiés ont été trouvés dans les grottes des îles, dont certaines sont exposés dans les musées des grandes îles. Des analyses génétiques ont pu mieux cerner leur histoire : leurs origines et leur devenir après la venue des Espagnols au XV e siècle. Sur les photos ci-dessous on voit une des momies trouvées en général dans les barrancos (ravin entaillant les flancs d’un édifice volcanique), et une représentation du visage de ces Berbères canarien s: peau claire, yeux bruns, stature d’environ 1m70. Des études génétiques montrent qu’il y a eu métissage avec les Espagnols, notamment par les femmes indigènes.

Sur l’île de Gomera, les populations avaient inventé un langage sifflé de leur langue d’origine berbère. L’espagnol sifflé d’aujourd’hui semble être une adaptation de cette pratique autochtone dans la langue des colons. C’est la forme de communication au niveau sonore le plus élevé sans aide extérieure (amplification) ; la portée de ces sifflements peut atteindre huit à dix kilomètres. Elle a été reprise par les Espagnols dans l’île de Gomera. On peut voir cette tradition peinte sur ce mur, près d’un restaurant.

Références

Fernandez A. 2003 El parque nacional de Garajonay, la Gomera

Fernández‐Palacios, J. M., De Nascimento, L., Otto, R., Delgado, J. D., García‐del‐Rey, E., Arévalo, J. R., & Whittaker, R. J. (2011). A reconstruction of Palaeo‐Macaronesia, with particular reference to the long‐term biogeography of the Atlantic island laurel forests. Journal of Biogeography38(2), 226-246.

Nogué, S., de Nascimento, L., Fernández‐Palacios, J. M., Whittaker, R. J., & Willis, K. J. (2013). The ancient forests of L a G omera, C anary I slands, and their sensitivity to environmental change. Journal of Ecology101(2), 368-377.

Paris, R. M. (2002). Rythmes de construction et de destruction des édifices volcaniques de point chaud: l’exemple des Iles Canaries (Espagne) (Doctoral dissertation).

Maca-Meyer, N., Arnay, M., Rando, J. C., Flores, C., González, A. M., Cabrera, V. M., & Larruga, J. M. (2004). Ancient mtDNA analysis and the origin of the Guanches. European Journal of Human Genetics12(2), 155-162.


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Cet article a 2 commentaires

  1. Jackie COTREL

    Lecture très éclairante, j’ai beaucoup appris à propos des Canaries et de leurs histoires plutôt diverses. Excellent travail, merci.

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