Une forêt bavaroise à haute naturalité : la réserve naturelle Eibenwald Paterzell

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La forêt Eibenwald Paterzell est une des forêts les plus remarquables de l’Allemagne par sa densité en ifs et la naturalité du site

J’ai eu l’opportunité de visiter un site protégé de Haute Bavière, la réserve naturelle “Eibenwald ‘Paterzeller” au cours du mois d’avril 2024. Cette réserve se situe dans les Préalpes bavaroises (entre 610-770 m d’altitude) à 50 km au sud-ouest de Munich.

Ci-dessous, la première carte est un dessin situant les Préalpes bavaroises. La forêt se trouve proche du lac Zellsee à droite de cette carte. La deuxième carte indique la position de la forêt de Paterzell par rapport au monastère de Wessobrunn qui en a eu l’usage durant des siècles. La troisième photo représente l’entrée de la réserve (Naturschutzgebiet).

J’ai bénéficié de la compagnie de deux forestiers: Kurt Zeimentz, ancien gestionnaire de la réserve jusqu’en 2009, et de Carola Dempfle,qui a servi de guide et d’interprète. Kurt Zeimentz a écrit un très beau livre Der Paterzeller Eibenwald (La forêt d’ifs de Paterzell, non-traduit).

Présentation du site de Paterzell

Le site de Paterzell est situé sur une colline occupée naturellement par une hêtraie à if sur les pentes, et une aulnaie glutineuse sur les bas – fonds. La flore au sol témoigne de la richesse du milieu (Ail des ours Allium ursinum, Anémone hépatique Hepatica nobilis, Mercuriale vivace Mercurialis perennis, Anémone des bois Anemone nemorosa, Ficaire fausse-renoncule Ficaria verna), et sous-ètages denses à merisiers à grappes Prunus padus et bois-joli Daphne mezereu.

L’exubérance de la végétation est liée à la présence de tufs calcaires qui s’étalent sur une large surface dans le site. Ces tufs proviennent du processus suivant: les eaux de ruissellement (très abondantes car la pluviométrie est élevée: 1000mm par an) traversent les fissures de la roche locale, qui est un conglomérat calcaire très poreux. Elles se chargent en calcium dissous, et dévalent les pentes, entrainant avec elles également feuilles et brindilles. Lorsque ces eaux rencontrent un obstacle, elles déposent calcium et matériel organique qui forment le tuf. Ce processus dure un temps, puis s’arrête lorsque le niveau des sédiments dépasse celui des eaux de ruissellement. Le tuf ainsi déposé et qui n’est plus alimenté par les sources, dessèche. La phase suivante est la colonisatin par la végétation qui profite des minéraux accumulés.

Ci-dessous : différents aspects de ce processus. Les photos 1 et 2 sont des sources actives riches en calcium dissous

Les 3 photos ci-dessous montrent différents aspects du tuf desséché. On voit dans la photo 2 qu’il contient des débris de feuilles et de brindilles. Ces tufs sont colonisés par la végétation car le sol est riche et reste humide.

Ci-dessous une forêt ayant poussé sur une ancienne petite rivière qui y a déposé le calcaire en bancs parallèles, actuellement couverts de mousse.

Les bancs parallèles couverts de mousse correspondent aux anciens dépôts de calcaire par les sources

Une abondance de l’if liée aux conditions écologiques naturelles du site, mais aussi à son histoire

L’abondance de l’if dans la forêt de Paterzell est liée au processus décrit ci-dessus. En effet, l’if est très favorisé par les sols calcaires et l’humidité. Ses préférences vojnt à la colonisation des petites zones de buttes proches des sources, où l’hydromorphie n’est pas trop élevée (l’if ne supporte pas d’avoir les pieds dans l’eau trop longtemps).

L’if est le plus abondant sur les pentes douces de la forêt, riches en tuf, et où l’écoulement des sources est suffisamment important pour éviter la stagnation. C’est l’aulne glutineux qui s’installe dans les cuvettes de bas de pente.

Le schéma ci-desosus montre les zones d’implantation des ifs. (source : livre de Kurt Zeimentz 2023).

Mais l’abondance de l’if dans la forêt de Paterzell s’explique aussi par la protection dont il a bénéficié. Ce site a en effet été possession du monastère voisin de Wessobrunn durant des siècles (photo 1 ci-dessous). Les moines n’ont pas exploité son bois, se tournant plutôt vers l’exploitation des tufs , qu’ils vendaient comme roche de construction. Durant près de 1000 ans, les ifs ont pu prospérer sans coupes majeures et ce jusqu’à la sécularisation de leurs biens en 1803. D’ailleurs, beaucoup de maisons aux alentours de la forêt sont construites encore en tuf. Le vieux clocher du monastère, datant du 13e siècle, est en tuf (photo 2), et la grange dans le village proche (photo 3).

Ce qui a encore favorisé l’if durant cette longue période, est le drainage. En effet, les moines ont instauré un système efficace de drainage afin d’abaisser le niveau moyen de l’eau et récolter davantage de tuf. Par ailleurs, l’if était protégé par le monastère, mais je n’ai pas pu avoir les raisons de cette protection. Le résultat est qu’il a échappé aux coupes massives de l’espèce qui ont eu lieu dans toute l’Europe au cours des siècles passés.  En revanche, la forêt est devenue plus artificielle, avec plantations d’épicéas qui ont pris la place de la hêtraie d’origine.

Ci-dessous, ancienne source et zone de drainage des eaux.

La protection du site et l’évolution de la forêt

La forêt de Paterzell est protégée depuis 1939 sur 22 hectares. Mais en réalité, une protection formelle a été effectuée dès 1913 grâce au dynamisme de Fritz Kollmann, sensible à la présence d’ifs très anciens, alors considérés comme des monuments naturels. La protection de la forêt a ensuite été étendue à 88 ha. Les ifs sont également bien représentés en dehors de la réserve : en 2009, 3200 ifs ont été dénombrés sur 700 ha, dans et autour de la réserve.

Ce tableau peint par Arthur Grieh (1879-1955) montre toute la fascination qu’a exercée cette forêt à ifs (ici en premier plant) sur la population allemande. Photo Kurt Zeimentz

La forêt a évolué depuis la protection intégrale du site, devenant globalement plus naturelle grâce au fait que les drains créés par les moines se sont bouchés. La forêt a repris alors un aspect plus marécageux. Les épicéas et les ifs ont parfois succombé à cette montée des eaux, expliquant l’importance des gros bois morts tombés au sol. Les marais ont aussi permis le retour d’espèces végétales herbacées.

Ci-dessous, la prêle géante (Equisetum telmateja) envahit les marais.

Mais bien des ifs ont succombé à cette remontée des eaux (cf photos ci-dessous).

En bas des pentes, les marécages se sont étendues avec l’arrêt des drainages.

Le problème de la surdensité des chevreuils

Les herbivores sauvages profitent en Europe de l’absence des grands carnivores. Dans la région de Bavière, on ne recense qu’un seul couple de loups, ce qui est largement insuffisant pour disperser leurs populations. Or, lorsque les herbivores deviennent très abondants, ils compromettent la régénération des espèces les plus appétentes, dont l’if. Pour assurer la survie de l’espèce, des engrillagements ont été effectués entre 1958 et 1980 sur une partie conséquente de la réserve, et se sont poursuivis les décennies qui ont suivi autour de certains jeunes arbres.

A gauche de la photo, les ifs ont pu régénérer grâce à la protection d’un grillage durant quelques années. A droite, les ifs ont été très abroutis par les chevreuls et peinent à grandir.

Quelques beaux paysages de nature

Actuellement, les engrillagements ont presque disparu, et on ne fait volontairement plus rien. Les chevreuils ont aussi baissé en densités suite à une meilleure régulation par la chasse. Certains ifs atteignent une bonne taille avec un diamètre de 94 cm et une hauteur allant jusqu’à 20 m (hauteur moyenne 10 m). D’autres développent des architectures surprenantes. Sur la photo 1, un vieil if cassé a développé des racines à partir du tronc, qui vont former un nouvel individu. Sur la photo 2, l’if montre deux couleurs de son bois, et de petites rides qui sont des réponses aux coups de bec des pics aspirant sa sève en trouant l’écorce. Sur la photo 3, je me penche sur un if qui a élu domicile au pied d’un épicéa et fait corps avec lui.

Quelques curieuses architectures de l’if

Kurt est un forestier extraordinaire, un véritable scientifique doublé d’une sensibilité de naturaliste. Ses photos d’oiseaux, de mammifère et d’ambiance forestière à Paterzell sont publiées dans son livre. Son regard face aux dérives productivistes de la société actuelle et en particulier de la foresterie est plutôt pessimiste. “les forestiers d’aujourd’hui font de la gestion intensive. Ils ont oublié la beauté. m’a-t-il confié.

Voici quelques unes de ses photos sur les relations entre animaux et if. Photo 1: consommation de l’arille par un oiseau qui rejettera les graines au sol et participe ainsi à sa propagation. Photo 2 et 3: les semis d’if issus de ces graines n’arrivent pas à pousser car elles sont fortement consommées par les chevreuils.

Ci-dessous: une très belle photo d’un vieil if :

Photo Kurt Seimentz

La fascination des populations pour l’if, ancien arbre sacré

L’if fait toute la célébrité de la région. L’auberge où nous étions s’appelle Gasthof Eibenwald. A l’intérieur, on peut trouver un joli tableau montrant la forêt derrière le village.

Il met aussi en valeur le livre de Kurt Zeimentz. Un sentier aide les marcheurs, et les indications en forêt sont bien faites.

La fascination pour l’if est aussi perceptible chez certains visiteurs. Quelques ifs sont ainsi entourés de cercles de pierre ou de troncs coupés, ou encore de branchages; d’autres sont enrubannés, couverts de fleurs, gravés ou peints. J’ai trouvé ce même style de vénération dans les forêts d’ifs en Angleterre. Les photos 1 4, 5 et 6 sont de Kurt Steimentz.

Ci-dessous: photo 1: une fleur glissée dans la fente d’un vieil if. Photos 2 et 3 : une statue de la Vierge cachée dans un tuf qui a servi de carrière aux moines.

Un peu de tourisme en Bavière

En traversant la Bavière pour rejoindre la France, nous avons pu admirer ses prairies verdoyantes, ses montagnes enneigées, son architecture haute en couleur. Ci-dessous, un très vieux tilleul pluriséculaire, dont le tronc est creux, et qui a fabriqué de nouveaux troncs à l’intérieur, tout comme l’if (cf photo 2). Ce tilleul suscite une vénération particulière, mais un peu oubliée, car la croix du christ qui l’ornait dans une petite niche s’est effondrée dans le tronc creux, et se couvre de rouille et de lichen.

La région des lacs

Nous avons visité les premières vallées des Alpes au niveau des deux lacs de Wallchensee, et jusqu’à la petite ville touristique de Wallgau. Sur la photo 1, on voit un if poussant en bordure du lac, et les Alpes en arrière plan. Sur les photos 2 et 3, une manière de vendre du bon poisson de manière originale. Les poissons sont pêchés localement, certains conservés dans des aquariums, et vendus ensuite sous forme de sachets individuels accessibles 24h sur 24 dans cette petite cabane. Pour des prix très abordables !

A Wallgau, les hôtels très nombreux sont agrémentés de dessins typiques de la région.

Le retour vers la Suisse et la France

Et pour finir le voyage par un superbe temps de printemps, nous avons pu admirer quelques paysages typiques de vieux villages, de croix et d’églises à bulbe.

Nous avons passé à côté de deux châteaux mythiques (photo 1), le château de Neuschwanstein, construit en 1869 à l’instigation du roi Louis II de Bavière près de Fussen (photo 2), face au chateau de son enfance (photo 3).

Remerciements

Un immense merci à Kurt Zeimentz, qui m’a si bien conduit et aidé à comprendre les paysages de cette forêt de Paterzell, et m’a envoyé ses plus belles photos. Mais aussi à Carola Dempfle, qui a traduit nos conversations. Je remercie aussi très vivement Thomas Schneeder, de l’association Die Eibenfreunde, qui m’a mis en contact avec ces deux personnes.

Ainsi, bien sûr, à Damien Saraceni pour la relecture du texte.

Cet article a 2 commentaires

  1. Schnitzler

    Bel article

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