Un haut lieu de naturalité : la montagne Sainte Victoire en Provence 

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Textes Annik Schnitzler, Robert Ponzo

La montagne Sainte Victoire vue d’avion. Source : https://www.grandsitesaintevictoire.com/decouvrir/des-paysages-exceptionnels/

La montagne Sainte Victoire, à 15 km d’Aix-en Provence, est devenue célèbre grâce aux peintures de Paul Cézanne (1839-1906) : elle a été le sujet de près de 80 œuvres entre les années 1880 et 1909 ! En effet, même si d’autres peintres ont évoqué la montagne sur leurs toiles, ce n’est qu’avec Cézanne que cette montagne a acquis ses lettres de noblesse : on parle parfois d’une montagne « inventée » par le génie de ce seul peintre.

La montagne Sainte Victoire se situe dans le Sud Est de la France, en Provence, à 15 km d’Aix en Provence et 25 km au nord de la Sainte Baume. Le sommet est le Pic des Mouches à 1011m. Ce massif est très hétérogène du point de vue géologique : il est constitué des bancs calcaires d’origine récifale compacts sur les crêtes, zones dolomitiques du côté oriental. Le versant nord correspond à de vastes piémonts caillouteux perchés au-dessus de rivières qui s’y enfoncent profondément, créant de profonds ravins, très visibles sur la carte de 1950.

Une crête calcaire d’altitude constante supérieure à 900 m s’étend sur sept kilomètres, et d’Ouest en Est. Le versant nord est en pente douce, celui du sud très escarpé. De profonds ravins d’orientation nord sud sillonnent tout le massif

Il existe aussi quelques avens profonds, comme le GaragaÏ de Cague-loup. Il mesure 25 m de profondeur, soit- à peu près deux fois son diamètre. La petite galerie au fond est obstruée au bout de 30 m (données Michel Wienin).

Données géologiques (Michel Wienin)

Sur le plan géologique, on y a longtemps vu un pli couché faillé chevauchant vers le sud des terrains du Crétacé et de la première moitié du Cénozoïque (Paléocène et Eocène). Il aurait résulté d’une poussée venant du nord attribuable à l’orogenèse alpine qui culmine au Miocène, vers 5,3 Ma. Cette interprétation posait problème car toutes les autres structures Est-Ouest de la Provence calcaire comme la Sainte-Baume résultent clairement d’une poussée venant du sud ! (voir schéma, très simplifié Sainte-Victoire 1).

Actuellement (schéma Sainte-Victoire 2) on l’interprète comme un bloc soulevé par extrusion « en touche de piano » et basculé vers le nord. L’orogenèse provençale sud-nord a pincé le synclinal de la vallée de l’Arc et ces couches crétacées et tertiaires, repoussées en profondeur vers le nord, ont soulevé le sud du massif qui a donc basculé vers le nord. Ce phénomène est géologiquement récent (< 5 Ma) et peut-être encore ± en cours. Les petits plateaux sommitaux, par exemple au nord du Pic des mouches, sont des vestiges de la grande surface d’aplanissement dite « fondamentale » du Miocène, mise en place à un niveau proche de celui de la mer il y a # 8 Ma. Des traces de pholades et autres vestiges d’érosion marine ont été mis en évidence près du Bau des Vespres, soit un soulèvement de plus de 1000 m.

Sur le plan spéléologique, le massif est pauvre car il n’est recoupé par aucun cours d’eau en surimposition. On n’y connaît aucun grand réseau, juste quelques cavités de faible profondeur ; quelques dizaines de mètres au maximum avec des morphologies très marquées par la condensation-corrosion et la gélifraction. Pas de goufre profond non plus, même si on peut penser que les 4 ou 5 garagaïs connus sont les restes obstrués d’anciens réseaux plus développés

Le plus important est le Grand Garagaï, à l’ouest de la chaîne, près du monastère et de la Croix de Provence, profond de 42 m.

Une montagne non valorisée durant des siècles

Avant la fin du XIXe siècle, il apparaît que cette montagne, malgré son relief tout à fait extraordinaire, n’a jamais atteint le niveau d’intérêt esthétique et de sacralité de sa grande voisine, la montagne de la Sainte Baume. Concernant le domaine religieux, elle a toutefois attiré un temps moines, ermites et religieux, au Ve siècle, puis connu un pèlerinage local au XVe siècle, qui a disparu à la Révolution française. Son nom, Sainte Victoire, n’est apparu dans les actes notariés qu’au XVIIe siècle, lors de la construction d’une chapelle Notre Dame de Victoire en haut de la montagne. Mais cela n’a pas permis de protéger le milieu naturel avoisinant de surexploitations et déforestations multiples et répétées.

Une reconnaissance récente

Les atouts naturels et architecturaux de la montagne Sainte Victoire ont été reconnus par l’État en 1983 avec le classement de 6 664 ha au titre des Sites. Puis en 2004, Sainte-Victoire obtient sa première labellisation “Grand Site de France”.

Le label “Grand Site de France” est attribué par l’État et géré par le Ministère de l’Écologie. Il est inscrit au code de l’environnement depuis 2010. Son attribution est subordonnée à la mise en œuvre d’un projet de préservation, de gestion et de mise en valeur du site, répondant aux principes du développement durable. Le périmètre du territoire concerné par le label peut comprendre d’autres communes que celles incluant le site classé, dès lors qu’elles participent au projet.

La montagne Sainte Victoire devient ainsi l’un des quatre premiers de France, aux côtés de la Pointe du Raz en Cap Sizun, l’Aven d’Orgnac et le Pont du Gard. Cette prestigieuse distinction lui est renouvelée en 2011, puis en 2019, année qui marque l’extension de son périmètre à l’intégralité du site classé de Concors.

D’autres actions ont renforcé la mise en œuvre du projet de territoire « Sainte-Victoire, Grand Site de France », par la création d’un Comité de pilotage des partenaires institutionnels et financiers, et d’une association, « Les amis de la Sainte Victoire ».

Les forêts et les hommes

Aux débuts de l’Holocène il y a 10 000 ans, et jusqu’à la période atlantique (qui a débuté il y a 7500 ans), le massif de la Sainte Victoire se couvre progressivement d’une forêt feuillue dominée par le chêne pubescent, le tilleul à grandes feuilles, de houx, d’érable de Montpellier et érable plane. Relativement lumineuse, cette forêt devait aussi être riche en if.

Ce milieu forestier progressivement vers la fin de la période atlantique, accompagnée d’une érosion importante, liée à la déforestation par les hommes du Néolithique. Dans ces ouvertures, apparaît le pin d’Alep, bien connu comme colonisateur des milieux neufs, accompagné de la ronce à feuille d’orme et du genévrier de Phénicie.

Les sociétés suivantes s’installent en effet dans la vallée de Vauvenargues et le plateau de Cengle, avec de fortes fluctuations de densités en fonction des périodes : fortes entre la fin de l’Âge du Fer et l’époque gallo-romaine (voir carte ci-dessous) quoiqu’il n’y ait pas eu d’installation pérenne dans le versant nord.

La population diminue au cours du Haut Moyen Âge, puis revient discrètement entre le Xe et le XIIIe siècle. L’occupation de tout le massif est plus tardive, à partir du XVIIe- XVIIIe siècle, en raison d’une forte augmentation des populations. Ces populations utilisent alors tout le massif jusqu’en haute altitude, notamment pour la pâture. Ainsi, en 1664, 10 000 moutons pâturent en permanence en versant nord !

Au milieu du XIXe siècle, le pin d’Alep est massivement planté pour la récolte de bois de mine et la résine (activité de gemmage). Mais il se produit alors une chute démographique importante, avec forte déprise agricole sur les parties les moins fertiles et ce jusqu’au XXe siècle. Le versant nord du massif de la Sainte Victoire s’ensauvage à nouveau, permettant le retour de la forêt avec forte expansion du pin d’Alep. Mais, le grand gel de 1956 tue nombre de ces pins, qui disparaissent à une certaine altitude.

Des incendies ont lieu au cours du XXe siècle, l’un entre 1920 et 1930 et le deuxième en 1989. L’incendie de 1989 a été particulièrement destructeur : le feu d’une violence rare, gonflé par un puissant mistral qui traverse toute la montagne jusqu’à Pourrières, réduisant en cendres 5000 hectares dont 60% du site classé en 1983. Le feu atteint les parties supérieures du massif, mais peu sous les barres nord, quoiqu’on puisse y voir quelques arbres brûlés.

La renaturation de la montagne

La renaturation de montagne Sainte Victoire passe par le développement d’espèces des milieux ouverts, puis de buissons (buis). L’alisier, l’amélanchier, le cornouiller mâle et le cotonéaster forment des groupes arbustifs denses. Le chêne pubescent refait son apparition dans les parties supérieures du massif.

Ces espèces s’étendent à des vitesses différentes, en fonction de l’impact du dernier incendie en 1989. Les trois images ci-dessous illustrent l’aspect de la Sainte Victoire sur son versant nord. A droite, le propriétaire de cette partie de la montagne appartient à celui de ce château, celui de Picasso, qui y est enterré.

Des bouquets d’arbres de la chênaie pubescente recolonisent les zones laissées en libre évolution

Par ailleurs, des animaux sauvages ont recolonisé le massif. Ainsi, le loup fait son apparition. J’ai pu observer une trace de sa présence, toute fraiche, pas loin du Pic des Mouches. Le loup emprunte souvent les grands chemins où passent voitures et promeneurs !

Le retour du loup a été favorisé par celui des grands herbivores, comme le chevreuil, réintroduit par les chasseurs. Le chamois est également présent dans le massif grâce à diverses mesures de protection, qui lui permet de s’étendre dans toute la Provence à partir des années 1980.

L’if, un élément précieux des jeunes forêts de la montagne Sainte Victoire

L’if est un conifère non résineux et très toxique de la famille des Taxaceae. Très abondant il y a 2000 ans dans les montagnes calcaires du sud est de la France, l’if a régressé en raison des activités pastorales, des coupes forestières à courte durée et des incendies récurrents. En 1850, il avait presque disparu des montagnes provençales, sauf dans le massif de la Sainte Baume où il a été protégé (voir photo ci-dessous). Il ne se maintient ailleurs que sur des falaises orientées au nord où à l’est, d’altitude entre 600 et 1200m, où l’humidité est permanente. C’est à partir de ces zones refuges que l’espèce a pu, dans certains sites provençaux, reconquérir de l’espace. Espérons que la montagne retrouvera sa splendeur passée, dans quelques siècles, comme à la Sainte Baume !

Ifs dans la chênaie pubescente de la montagne Sainte Baume

L’Union européenne considère ses peuplements comme habitats prioritaires. En France, l’If commun fait l’objet d’une réglementation pouvant interdire « le ramassage ou la récolte et la cession […] de ces végétaux ». Cette réglementation est notamment mise en place dans le département des Hautes-Alpes.

Les populations d’ifs de la montagne Sainte Victoire et des massifs avoisinants ont été étudiées par Jean Philippe Charles dans le cadre d’un doctorat en écologie, présenté à l’université d’Aix-Marseille en 1982, après 3 années de terrain. L’objectif de l’étude était de répertorier les ifs qui avaient disparu suite aux déforestations et incendies du passé.

En 1981, le chercheur avait recensé une population minimale de 1900 individus, le plus souvent jeunes, et concentrés dans les secteurs calcaires dolomitiques. Un des aspects les plus intéressants de l’étude de Charles est le dynamisme de reconquête. Autour de 1850, l’espèce avait presque disparu du massif, ne subsistant que dans les barres rocheuses. Il se répand à partir de 1900, puis de manière exponentielle après 1950, avec la reforestation du massif.

Les ifs se concentrent dans le secteur au nord du Pic des mouches dans les barres rocheuses

Plusieurs sorties dans la montagne Sainte Victoire : 7 octobre 2021, 18 février 2022, janvier 2023, en compagnie de Jean Philippe Charles puis Robert Ponzo.

Une sortie avec Robert Ponzo m’a permis de parcourir les Barres Nord sous le Pic des Mouches, hors sentier. Nous sommes tombés sur de beaux peuplements d’ifs, éparpillés sur une pente forte, rocailleuse et riche en éboulis. Les formes des ifs les plus âgés sont la plupart en boule, suggérant une croissance en milieu ouvert, suite aux dégradations par les pâtures. Les jeunes ifs en revanche, développent des formes plus cylindriques, typiques d’une croissance en ambiance forestière.

Dans les sites en fond de vallon humides en revanche, les ifs forment de petites taxaies denses d’environ 4 à 5m de hauteur dans un environnement de maquis de chênaie pubescente et de genévrier, au-dessus d’un petit ruisseau à sec en été, situé sous le pic des mouches.

Petite taxaie spontanée au fond d’un vallon humide, dont le ruisseau est à sec l’été.

Le retour de la grande faune

Le retour de la grande faune herbivore a sans doute ralenti l’expansion de l’if, mais la présence du loup est un puissant facteur de dispersion des hardes, favorable aux plantes.

Lors de notre sortie au mois de janvier 2023 nous avons eu la chance de voir des chamois : l’un observait les environs du haut d’un rocher, et plus loin, 8 autres ont dévalé les éboulis devant nous.

Les chamois sont visibles au centre de la photo (prise avec un téléphone portable !)

Visite du 12 avril 2023 jusqu’au lieu-dit Les Rouvières

Cette visite était destinée à visiter une forêt de chênes pubescents bien conservée au lieu-dit Rouvière.

Le lieu-dit Les Rouvières se devine sur cette photo ci-dessus: c’est la tache brun rouge à mi pente, dans le fond à droite de la photo, entre des formations à pin d’Alep, et sous les barres rocheuses.

La promenade nous a fait traverser deux vallons successifs autrefois très utilisés par l’homme, mais à présent laissés en libre évolution. Le retour de la forêt de manière spontanée, même dominée par le pin d’Alep, est un plus pour la nature.

Quelques aspects de la forêt dans le deuxième vallon. On y voit du chêne pubescent et l’érable de Montpellier, du lierre, du poirier et de l’if dans le fond du vallon (cf ci-dessous).

Arrivèé au lieu-dit Les Rouvières, on peut admirer une belle forêt en libre évolution, de chêne pubescent, genévrier, if, lierre. Sans doute n’a-t-elle jamais été totalement détruite pour le pâturage, afin de pouvoir prélever le bois. L’if est encore en sous-étage, mais pourrait prendre de l’importance dans les décennies à venir.

Chênaie pubescente avec sous-bois d’if, genévrier et poirier.

Ci-dessous: un autre aspect de la chênaie pubescente (à gauche); un jeune if isolé et abrouti par le chevreuil (photo du milieu) et un ancien mur (berger ?) qui rappelle que l’homme a fortement investi ce milieu les siècles passés.

En conclusion: la montagne Sainte Victoire renait d’un lourd passé de surexploitations par l’homme. Il reste à souhaiter qu’on lui laisse le temps pour retrouver les écosystèmes forestiers qu’elle a perdus, avec la riche biodiversité qui lui est associée.

Remerciements

Je remercie Jean Philippe Charles pour les discussions et la sortie faite ensemble dans la montagne Sainte Victoire, de même que Robert Ponzo avec qui j’ai fait deux sorties qui ont été autant de belles découvertes. Je remercie aussi Gilbert et Béatrice Cochet pour les informations sur le chamois et le loup, Alain Laurent pour le diagnostic sur la trace de loup, et Damien Saraceni pour la mise en forme et la relecture critique du texte.

Références

Vidal-Naquet, P. (1992). Genèse d’un haut lieu. Méditerranée, 75(1), 7-16.

Renouvellement du label Grand Site de Francehttps://www.grandsitesaintevictoire.com › 2019/11

Charles JP 1982 Etude climatique, floristique et statistique des peuplements d’ifs (Taxus baccata L.) du sud de la France (Provence, Languedoc, Corse). Thèse, Université de Marseille

Cet article a 5 commentaires

  1. Eliautou helene

    Très intéressant Merci.

  2. Eliautou helene

    Passionnant. Merci !

  3. André Dumas

    Merci pour toutes ces informations sur notre belle montagne Sainte Victoire

  4. LECOMTE

    Merci pour votre reportage et vos connaissances sur ce sujet haut combien proche de notre vie quotidienne. Cordialement

  5. Labbe

    Voilà qui me donne envie d’y retourner, un peu plus instruit, merci

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