Une rencontre avec les ours de l’île de Kodiak, Alaska

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Ce voyage à l’île de Kodiak, au sud de l’Alaska, a eu lieu en 2017 avec l’agence de voyage Terres oubliées. Le clou du voyage était une semaine de visites de la partie la plus sauvage de l’archipel afin d’y observer les populations d’ours de grande taille.

Quelques données générales pour commencer

La vingtaine d’îles de l’archipel de Kodiak s’étend sur 12 660 km² à l’est de la mer de Béring dans le golfe de l’Alaska, à 35 km du continent américain. La plus large, l’île de Kodiak, couvre environ 9 323 km². Le relief est collinéen, avec quelques pics atteignant 1300 m d’altitude.

Cet archipel n’est pas d’origine volcanique, comme les îles aléoutiennes proches. Mais il est parfois recouvert par les cendres des éruptions volcaniques voisines ou de ceux de l’Alaska continental, et aussi sujet à des tremblements de terre. En 1912, l’éruption du volcan Novarupta sur la partie continentale de l’Alaska, a recouvert les îles de cendres volcaniques, provoquant d’importantes destructions et tuant de nombreuses personnes. L’île est ensuite frappée en 1964 par un tremblement de terre dit du vendredi saint et un tsunami en découlant détruisant la majeure partie la ville de Kodiak.

Au regard de sa latitude, l’archipel bénéficie d’un climat relativement doux (température moyenne de 1 °C en hiver, avec des périodes de gel courtes et peu fréquentes, et 12 °C en été). La partie sud de l’archipel a un climat un peu différent : plus chaud l’été, plus froid l’hiver, et moins pluvieux. Les précipitations sont importantes toute l’année (1 500 mm par an), le ciel nuageux et les brouillards fréquents, mais la neige n’est persistante qu’à haute altitude, où subsistent de petits glaciers.

Les basses altitudes du nord de l’archipel sont couvertes de forêts denses pluviales (c’est-à-dire des forêts qui exigent une pluviométrie élevée, ne supportant pas les périodes de sécheresse, ni le gel). À cette latitude, il n’y a plus qu’une espèce, l’épicéa de Sitka (Picea sitchensis). L’épicéa de Sitka a colonisé les côtes du Pacifique nord, car il supporte l’environnement maritime. À Kodiak, sa colonisation n’est pas terminée depuis la fin de la dernière glaciation : on a estimé sa progression de 1,5 km par an, vers le sud de l’archipel. Ces forêts poussent jusqu’au bord de la mer de manière dense.

Structure d’une forêt à épicéa sitka. Un milieu dense, riche en mousses et en lichens, pauvre en buissons et en herbacée

En revanche, la partie sud de l’archipel n’est pas encore totalement forestière, et les paysages sont surtout dominés par des grandes prairies naturelles et de grandes lagunes.

Uyak Bay, photo Pascal Lumbroso

Histoire de l’ours

Les ours bruns de Kodiak (Ursus arctos middendorffi) sont une sous-espèce de l’ours brun (U. arctos). Ils sont célèbres pour leur taille impressionnante, supérieure à celle des grizzlis (U. arctos horribilis) du continent tout proche. Les plus grands mâles dépassent les 3 mètres dressés sur deux pattes, 1 mètre 50 au garrot. Des mensurations qui font de lui le plus gros des ours bruns, avec certaines populations du Kamtchatka et d’Hokkaido, et qui égalent presque celles de l’ours polaire ! Le poids maximal est atteint en fin d’automne (entre 1 000 et 1 520 kg pour les mâles ; quelques très grandes femelles peuvent atteindre 700 kg). Ils perdent ensuite près de 30 % de leur poids durant l’hibernation.

Ours de Kodiak

C’est par le pont de la Béringie, actuellement sous les eaux, qu’un ancêtre de l’ours brun a pénétré en Amérique du Nord à partir de la Sibérie, il y a environ 250 000 ans, donnant naissance à la branche des ours actuels d’Alaska. L’ours de Kodiak fait partie de cette population nord-américaine, dont certains individus auraient emprunté des radeaux lorsque le niveau de la mer était plus bas, avant la déglaciation, peut-être en suivant des bancs de saumons. Sans doute vivaient-ils dans de petites zones refuges sur le continent, en bord de mer. En témoigne la découverte d’ossements datés de 35 000 ans dans une grotte de l’île du Prince-de-Galles, au sud-est de l’Alaska. La remontée des eaux a ensuite empêché tout échange avec les ours du continent. Ainsi isolée depuis 11 millénaires, cette population a évolué génétiquement et morphologiquement. Leur face est plus aplatie que celle des ours continentaux, mais surtout, ils sont devenus géants !

Pourquoi des tailles aussi impressionnantes ?

Le faible effectif de la population fondatrice arrivée après la dernière glaciation puis déconnecté du continent explique leur diversité génétique plutôt réduite. Mais cela a pu permettre le maintien d’un gène du gigantisme, qui présente quelques avantages. En effet, il décourage les prédateurs, aide à lutter contre le froid. L’inconvénient est qu’il nécessite une grande quantité de nourriture ! Sur des îles, il est impossible pour les très grandes espèces de survivre à long terme, car le nombre minimal d’individus nécessaire pour conserver une population viable (estimée à au moins 500 individus) ne peut être atteint par manques de ressources. 

Que s’est-il donc passé à Kodiak ?

Cet archipel réunissait plusieurs atouts. D’une part, une abondance de protéines animales venues de la mer. En effet, les rivières de la côte Pacifique nord sont célébrissimes pour accueillir les remontées estivales de toutes les rivières de l’archipel, pour s’y reproduire, de six espèces de saumons du genre Oncorhynchus. Leur fécondité est 100 fois supérieure à celle du saumon de l’Atlantique (Salmo) et ils sont donc des milliers à remonter ces cours d’eau jusqu’à leur lieu de naissance. Après la reproduction dans des eaux calmes en amont des vallées, ils meurent en masse de sénescence, et sont faciles à attraper, pour tous les prédateurs de l’archipel : ours, renard, pygargue, mouettes…. C’est en fait ce que nous allions observer durant 8 jours : la consommation effrénée de saumons remontant les rivières.

Les ours ont ainsi accès ici à une moyenne de 3,8 kg de saumon par jour dans la partie nord, où l’homme capture aussi le saumon, et jusqu’à 14 kg dans la partie sud-ouest en été, dans la partie protégée et interdite à la pêche. Cette abondance périodique en protéines et graisses animales arrive pour l’ours à point nommé avant la période d’hibernation. Leur prédation n’a que peu d’incidence sur la survie des saumons, qui ont en général déjà frayé, et vont mourir naturellement.  

Mais la lecture de quelques documents m’a démontré que ce facteur n’était pas suffisant : il en fallait bien d’autres pour permettre la survie des ours durant des millénaires ! Un facteur important est la présence, même 10 000 ans après la fin des glaciations, de prairies d’altitude riches en buissons fruitiers (de la famille des myrtilles entre autres). Comme je l’ai déjà noté, l’épicéa de Sitka n’a pas fini sa progression dans l’archipel, freiné par le climat et l’abondance des herbacées concurrentes. Il faut en fait des feux pour limiter le dynamisme des grandes herbes, ou alors de grands herbivores, ce qui manque dans l’archipel. Or, la présence de vastes prairies augmente considérablement la capacité alimentaire des habitats, surtout à l’automne quand les baies de buissons sont mûres. J’ai même lu que les années d’abondance de fructification, les ours de Kodiak négligeaient les saumons pour se nourrir de baies et autres fruits sauvages ! N’oublions pas que l’ours est un omnivore.

Par ailleurs, l’ours n’a aucun concurrent sur l’île pour le pâturage des prairies, car aucun grand herbivore n’a réussi à s’implanter sur les îles. Il n’existe non plus aucun carnivore, loup ou ours noir. En fait les seuls autres mammifères non volants de l’île qui soient autochtones sont de bien plus petite taille : le renard roux (Vulpes vulpes), la loutre de rivière (Lutra canadensis), l’hermine (Mustela erminea), un campagnol (Microtus oeconomus).

Le renard de Kodiak, rencontré au bord d’une lagune. Photo Pascal Lumbroso

Il reste un problème pour la survie naturelle de l’ours sur l’archipel : la surpopulation ! En l’absence d’autres prédateurs naturels (qui pourraient s’attaquer aux petits), l’ours s’autorégule par cannibalisme. Affamés à la sortie de l’hibernation, les mâles suivent les femelles affaiblies par le jeûne hivernal, attendant une occasion pour dévorer leurs petits (le nombre moyen d’oursons par an est de 2,6 avec une portée tous les 3,5 ans). Selon les sources, ils pourraient ainsi tuer 40 à 60 % des oursons.

Une longue coexistence avec l’homme

Une première société humaine de pêcheurs a vécu le long des côtes de l’archipel entre 7 500 et 3 500 ans avant notre ère. On suppose qu’ils consommaient mais aussi, vénéraient l’ours. La capacité des ours à survivre dans un milieu aussi hostile était pour eux la preuve de leurs grands pouvoirs. Leur chasse était donc entourée de nombreux rites.

Une autre société (Kachemak), aux techniques de pêche plus efficaces et aux villages permanents, leur succéda. La population ayant augmenté, sans doute l’ours a-t-il été davantage consommé.

Autour de l’an 900, ce peuple a à son tour été supplanté par une autre culture, celle des Alutiiq (Koniag). Ce peuple venu du Groenland, proche culturellement des Inuits, a apporté d’autres technologies, un autre langage et une autre organisation sociale. On estime qu’au milieu du XVIe siècle, les Koniags avaient atteint 15 000 habitants pour l’ensemble de l’archipel, ce qui correspond à la densité humaine actuelle.

Leurs relations avec l’ours nous sont parvenues par quelques récits. L’ours avait selon eux un ancêtre humain. Cela n’empêchait pas toutefois de le chasser pour le consommer et utiliser sa peau, sa fourrure, ses dents, ses boyaux. On estime, d’après les écrits des Russes présents sur l’île en 1837, que chaque village tuait environ 3 ours par an, soit un total de 150 à 160 individus ; cet ordre de grandeur est resté utilisé pour fixer le seuil actuel de chasse légale dans l’île.

Ces populations autochtones sont restées à l’écart des courants technologiques modernes jusqu’au milieu du XVIe siècle, époque à laquelle les Européens, en quête de fourrures de loutre, découvrent les côtes de l’Alaska. La course pour le commerce des fourrures se poursuivant, les Russes arrivent à Kodiak autour de 1760. Le premier choc est rude, tout d’abord à l’avantage des Koniags, qui brûlent les navires. Mais en 1784, les Russes reviennent armés de canons. En 1837, la population autochtone s’est effondrée à moins de 2 000 personnes. Les Russes établissent un premier camp permanent dans la baie des Trois Saints, et exploitent les ressources locales (fourrures de loutres de mer et de phoques) non pour leur subsistance, mais pour le profit. La fin d’un monde traditionnel, multimillénaire, a sonné.

Dans les premiers temps, les Russes obligent les natifs à leur apprendre les techniques de chasse. Ils ne pénètrent guère dans l’intérieur de la grande île, impressionnés par la taille et le courage des ours mâles, à qui ils donnent le surnom de « Ivan le Terrible ». Les relations entre les Russes et l’ours évoluent négativement avec la démocratisation des armes à feu, à partir de 1840. On tue dès lors les ours pour la chasse sportive, ou pour éliminer les individus friands des bovins importés sur l’île. Les ours sont aussi consommés, autant par les Russes que par les survivants du peuple koniag.

En 1867, la domination russe s’achève avec l’achat de l’Alaska par les États-Unis, parait-il pour une somme minime, caricaturé ci-dessous. En effet, le gouvernement tsariste était satisfait de se débarrasser d’un territoire dont il ne savait que faire, dans des conditions financières jugées alors inespérées : 7,2 millions de dollars. Une véritable aubaine pour chacun des partenaires, qui n’imaginaient nullement l’importance géopolitique de cette transaction.

De nouvelles vagues de migrants arrivent, qui surexploitent le milieu de diverses manières : prédation excessive sur la loutre (au bord de l’extinction en 1900), puis sur l’ours et le renard pour leur peau, sans compter la pêche, l’exploitation aurifère, et l’abattage des forêts pluviales du nord.

La chasse sportive à l’ours se développe alors à Kodiak, comme dans tout l’Alaska (748 ours en moyenne sont tués par an entre 1867 et 1880 dans l’ensemble de ce territoire). Les ours sont aussi chassés pour leur prédation sur les saumons, sur les moutons et les bovidés, si bien que dans les années 1950, les propriétaires de ranch proposent l’éradication complète de l’ours dans toutes les îles. Devant la détermination des conservationnistes, qui plaident que « la conservation de l’ours Kodiak est recevable, même économiquement, bien plus que jamais le bétail ne l’a été », cette mesure n’est fort heureusement jamais appliquée.

La vie sauvage à Kodiak souffre cependant de l’introduction de concurrents herbivores dans les années 1950 (élan, cerf hémione, chèvre de montagne, lièvre, castor, martre, écureuil roux), qui modifient les milieux jusque-là épargnés. L’élan, le plus gros des herbivores introduits, ne survit pas.

Dans les années 1970, se développe le métier de guide, nécessaire pour accompagner les chasseurs dans les montagnes inhabitées du sud, ce qui rend bien des habitants sensibles à la protection de l’animal. Ceux-ci participent aujourd’hui aux sorties écotouristiques. La protection de l’ours se renforce par la création d’une ONG, Bear Trust, qui collabore à la gestion de l’ours de Kodiak en intégrant des volontaires d’organismes fédéraux et d’associations de conservation. Par le financement d’études et la mise en place d’une gestion raisonnée de l’espace, leur but est de soutenir une gestion durable de l’ours, des ressources en saumon, mais aussi de traiter des problèmes soulevés par la prédation de l’ours sur les bovins et les ovins.


Mon séjour à Kodiak

La ville de Kodiak est intéressante à visiter : ses activités de pêche au saumon sont très importantes (ces saumons sont de goût très différent de celui de l’Atlantique, et sont cuisinés avec beaucoup d’art). Les bateaux arrivant au port gorgés de différentes sortes de saumons sont un spectacle qui a disparu des côtes de l’Europe, suite à une gestion contestable des grands fleuves.

Lors d’une tournée en bateau, nous avons pu aussi voir de nombreux mammifères marins, notamment lions de mer, phoques et baleines. Une baleine imprudente a même heurté le bateau et nous a mis à terre.

De Kodiak ville, nous avons pris l’hélicoptère pour rejoindre le lodge de Harry et Brigid Dodge, qui organisent des treks dans la partie protégée de l’île, au fond d’un fjord, celui d’Aleut (dodge@ptialaska.net). L’observation des paysages de Kodiak vus depuis un hélicoptère est très intéressante. On voit en particulier la raréfaction des forêts vers le sud, et l’apparition de milieux prairiaux, le long des côtes et dans les montagnes.

Ce séjour a été un enchantement, par les observations extraordinaires que nous avons faites, grâce à des sorties journalières à pied dans les zones à ours, qu’en bateau à moteur pour observer les loutres de mer et les phoques. Il m’est impossible de tout raconter ici, mais j’ai compté près de 50 observations d’ours en 8 jours !  Mais nos guides aussi étaient exceptionnels, fervents protecteurs de la nature et des ours, fournissant une belle bibliothèque dans leur lodge sur les différents aspects de l’écologie de l’île. Harry et Brigit avaient fait dans leur jeune temps, un trek en travers de tout le sud de l’archipel, en autonomie, avec toutes les autorisations nécessaires bien sûr, en tant que protecteurs de l’ours.

Nos hôtes dans leur maison à l’île d’Aleut.
Dans ce superbe paysage du sud de Kodiak, cet ours cherche des saumons. Cela a été ma première rencontre avec l’ours de Kodiak.

Nous avons dormi quelque temps sous tente, au-dessus d’une rivière, et les ours passaient en bas des tentes. A la fin, cela nous semblait absolument normal ! Nos balades en bordure de lagune montraient de nombreuses traces de ces ours à la recherche de nourriture facile. A droite, bauge de repos d’un ours.

Nous les avons essentiellement observés en bordure des rivières et des lagunes où ils pêchaient les saumons. Leur dextérité à les attraper était étonnante. Ci-dessous, une vision poétique d’un ours cherchant des saumons dans une lagune, entouré d’une multitude de mouettes et goélands (photo Pascal Lumbroso).

Derrière l’ours, se tiennent des goélands friands des restes laissés par le prédateur.

La prise des saumons était grandement facilitée par le fait qu’ils sont en fait en fin de vie. L’ours en général enlève la peau et consomme la chair, laissant une grande partie non consommée, ce qui sera récupéré par les oiseaux.

Le spectacle fréquent d’ours (souvent des mâles) attrapant et jouant avec les saumons, souvent entouré d’oiseaux de mer, est superbe. J’ai noté que de nombreux saumons étaient consommées dans les forêts voisines, à moitié mangés et laissés aux oiseaux ou à la décomposition naturelle. Une explication serait que consommer un saumon dans la forêt évite d’être agressé par un congénère qui aurait été moins chanceux. Cette consommation forestière joue un rôle dans l’écosystème tout entier : en effet,  les déchets de saumons enrichissent les sols forestiers de leurs éléments minéraux.

La plupart de nos observations concernait des femelles qui vivaient en retrait des lagunes, dans les petites rivières boisées, loin des mâles, afin de protéger leur progéniture. Elles se réunissent par petits groupes et apprennent à pêcher aux petits. La dernière photo ci dessous est de Pascal Lumbroso

J’ai vécu une belle expérience avec les ours durant ce séjour. Nous suivions une ourse avec ses petits, à distance respectable, sans bruit et en nous cachant derrière des arbres.

Bien sûr, l’ourse le savait. A un moment, elle s’est retournée et s’est rapprochée de nous. Nous avons alors grimpé dans des souches d’arbres, mais moi, je n’ai eu de place que dans la partie supérieure d’un bois couché. L’ourse est passée devant moi, à une dizaine de mètres, suivie de deux oursons, et nos regards se sont croisés. L’ourse m’a regardée, tête en bas, puis a relevé la tête, m’a regardée encore, puis a tourné la tête et est repartie tranquillement allaiter les petits un peu plus loin. « Elle était tolérante » m’a dit Brigit, notre guide.

La deuxième fois, un ours juvénile, tout fou, nous ayant repéré le long d’une lagune, s’est approché de nous en courant, faisant jaillir l’eau sous ses pattes. Nous nous sommes cachés derrière un rocher, mais là encore, j’étais un peu près : un moment, je me suis risquée à jeter un œil vers la lagune, au moment où l’ours avançait sa tête dans les rochers.

La vue, à 2 mètres de mon visage, de sa grosse tête ébouriffée par l’eau, est inoubliable.

L’ours, intrigué, a alors fait le tour du rocher, mais Harry, notre guide, s’est contenté de se lever ce qui l’a fait fuir. Le chien, qui avait aboyé, a été réprimandé par son maître. On n’aboie pas quand un ours s’approche !

Les observations en dehors des ours, ont été multiples : celle d’un renard, qui a une tête un peu différente des renards du continent ; les phoques et les loutres de mer, lors de nos sorties en mer, le pygargue à tête blanche sur les arbres.

Nous avons aussi vu quelques sites archéologiques encore non fouillés : l’un d’eux, en bordure de lagune, laissait apercevoir des ossements de ces populations du passé. Un galet taillé a été trouvé lors d’une des balades le long de cette lagune.

En conclusion : une coexistence réussie entre ours et humanité, dans un espace clos

On peut se demander comment la coexistence est possible entre ours à hautes densités (les plus élevées au monde !) et société moderne dans un espace aussi restreint, alors qu’on en est si peu capable en Europe.

En voici l’explication.

La coexistence avec l’humain s’est effectuée sous forme de zonages correspondant à des niveaux différents, selon la densité humaine, les cultures et les routes. La création d’un refuge national de faune sauvage en 1941 a permis de placer les deux tiers sud-ouest de l’île de Kodiak, l’île d’Uganik, la partie nord-ouest de l’île d’Afognak et les îles Ban (760 000 ha), en protection stricte (la pénétration y est réglementée et la chasse interdite). Cette réserve, où les routes sont inexistantes, inclut sept grands bassins versants et 100 petites rivières, plus de 1 000 km de côtes et de zones soumises aux marées, des estuaires, marais salants, tourbières, et 11 grands lacs. La partie nord inclut les montagnes les plus hautes, où n’existent d’autres sentiers que les pistes créées par les ours. La pêche au saumon est autorisée dans les lagunes, mais non dans les rivières qui sont les sites de nourrissage privilégiés des ours. 

Ici, l’ours a donc tous les droits. Les seuls sentiers sont les pistes créées par l’animal, parcourant depuis des générations les vallées et les bords de lagune et de rivière. Aucun humain n’y vit, n’y pêche et n’y chasse depuis la protection de cette île. Il est possible d’y pénétrer, mais les consignes sont strictes afin de respecter les ours, avec lesquels les rencontres sont fréquentes et parfois dangereuses, et on ne peut y aller qu’avec des guides. Car fournir des emplois de ce genre à la population locale aide bien évidemment à accepter de laisser ces espaces en libre évolution.

Deux décennies d’action de chasse bien réglementées, au cours desquelles le saumon a été très abondant, ont permis à la population d’ours autour du lac Karluk et de la baie de Kiliuda de voir ses effectifs remonter au niveau proche de la capacité alimentaire de ce site, soit entre 1 125 et 1 250 individus.

Ce n’est évidemment pas le cas partout dans l’archipel. La répartition des ours est variable en fonction des saisons, de la qualité de l’habitat, et de la présence humaine. Afin de respecter le niveau d’acceptabilité de l’espèce dans l’archipel, le CAC recommande d’abaisser les effectifs de l’ours dans les zones occupées par l’homme. On vise ainsi des effectifs de 150 à 165 individus au nord, essentiellement des mâles (75 %) (ce qui est tout de même remarquable au regard de la densité humaine, 1,51 habitant/km2 !), 425-470 au sud-est, et 675-750 au sud, en établissant le pourcentage de prélèvement légal selon les aléas climatiques et les densités de saumons.

En dehors de la protection ou de la régulation de l’ours, bien d’autres mesures ont été prises à Kodiak pour la protection de la nature : une surveillance étroite des activités forestières et des constructions de barrages, la régulation de la faune exotique, une protection totale de la loutre de mer, du lion de mer et des cétacés. Les activités de recherche et d’éducation du public sont actives. Quant aux Koniag, ils ont leurs territoires propres au nord de l’archipel. L’ours est devenu le symbole de l’île, faisant grimper les recettes de l’écotourisme et de la chasse sportive. Naturalisé ou peint, il est présent dans la plupart des lieux publics. Ces témoignages sont certes à but mercantile, mais on peut y voir aussi un écho de la fascination que cet animal a toujours inspiré à l’homme. Le tourisme a considérablement augmenté depuis les années 1990, et la demande essentielle est de voir les ours Kodiak dans leur environnement naturel. Or, une gestion saine de l’ours se réclame d’espaces tranquilles notamment durant l’été, lorsqu’ils consomment les saumons avant l’hibernation. Il s’agit donc aujourd’hui d’être attentif aux dangers d’un éco-tourisme mal contrôlé.

Le résultat de tous ces efforts, est que l’ours de Kodiak est classé en « préoccupation mineure» par l’UICN.

Une bien belle réussite grâce à une volonté générale de partager l’espace avec la nature sauvage.


Quelques références

Dodge H. B. 2004 Kodiak island and its bears ; a history of bear/human interaction on Alaska’s Kodiak Archipelago. Great Northwest Publishing and Distributing Company Inc. Anchorage, Alaska.

Dodge H.B. Kodiak tales: stories of adventure on Alaska’s Emerald isle. Author House.

Drucker B. 1972 Some life history characteristics of Coho salmon on the Karluk river system, Kodiak island, Alaska. Fishery Bulletin 70, 1.

Follen C. 1994 L’échec américain de la Russie – Éditions de la Sorbonne

Johnson T. 2003 The Bering Sea and Aleutian islands. Region of wonders. Kurt Byers (editeur). Alaska Sea Grant College Program. University of Alaska Fairbanks.

Klein DR 1963 Post glacial distribution patterns of mammals in the southern coastal regions of Alaska Paper presented at the Fourteenth Alaskan Science Conference, August 29, 1963,

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