Un haut lieu de biodiversité des Hautes Vosges gréseuses : la réserve biologique du Grossmann

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Textes et photos: Annik Schnitzer, Jean Poirot, Emmanuel Schnitzler

Les Vosges: un réservoir unique pour la France en forêts anciennes

“La cartographie du gradient de naturalité potentielle de France métropolitaine a été établie par les chercheurs Adrien Guetté, Jonathan Carruthers-Jones et Steve Carver, avec le soutien du Comité français de l’UICN et en particulier de son Groupe d’experts Wilderness et Nature férale, du WWF et de WildEurope Initiative.

Ce diagnostic pourra servir à identifier les zones à fort degré de naturalité qui nécessitent d’être mieux protégées dans la mesure où elles peuvent constituer des réservoirs de biodiversité, connecter d’autres espaces naturels entre eux, faire office de refuge au sein de zones très urbanisées ou encore constituer un réseau d’espaces en libre évolution nous permettant de vérifier et de mieux comprendre comment la nature réagit, s’adapte et nous préserve des effets des changements globaux.”

https://uicn.fr/cartnat-premier-diagnostic-national-des-aires-a-fort-degre-de-naturalite/

Carte de naturalité des forêts françaises

Ce travail met en avant un haut degré de naturalité des Vosges, dont les forêts sont considérées comme anciennes (soit présentes déjà du temps de Cassini, au XVIIIe siècle). Mais le terme de forêts anciennes n’intègre pas forcément “forêt en bon état de conservation”, ou “forêt à haute naturalité”. Dans les Vosges, les forêts sont surexploitées depuis des siècles, pour le bois, la faune et les sols. Cette tendance à la surexploitation traditionnelle, qui épargnait cependant les sites les plus retirés, s’est aggravée au cours du XXe siècle par l’abus des plantations de conifères non indigènes, voire exotiques (épicéa, sapin douglas). Elle continue de nos jours dans le même sens, en multipliant les espèces exotiques, pour lutter contre le réchauffement climatique. Aucune réflexion, tant écologique qu’économique, n’a été publiée sur les impacts de pratiques aussi artificialisantes.

Les forêts vosgiennes recèlent toutefois encore quelques beaux sites bien préservés, éparpillés dans des lieux qui ont été peu accessibles durant longtemps, et dont certains ont pu bénéficier de protections pour diverses raisons : présence d’une espèce rare, d’un biotope rare … On y trouve encore quelques belles hêtraies sapinières, notamment dans la partie sud du massif dont certaines sont protégées au Frankenthal-Missheimle et au Grand Ventron (deux Réserves naturelles nationales) et celle des Ballons comtois. La carte ci-dessous intègre partiellement ces sites dans l’ensemble des hêtraies sapinières protégées d’Europe.

Les Hautes Vosges gréseuses

Nous présentons ici l’histoire d’un massif montagneux remarquable des Hautes Vosges gréseuses, celui du Grossmann. Ce massif bénéficie depuis quelques décennies d’une protection relative de ses habitats afin de conserver la population de grand tétras. Si cela n’a pas suffi à conserver l’espèce, qui a depuis totalement disparu des Vosges, il n’en reste pas moins que le Grossmann conserve encore quelques hectares de hêtraie sapinière à très vieux arbres, et une faune remarquable. Une protection plus forte nous semble indispensable pour conserver ces quelques témoignages des forêts naturelles vosgiennes dans la partie nord du massif, à une époque où les zones de référence deviennent d’une haute importance face aux changements climatiques en cours, et aux pratiques forestières aberrantes qui se dessinent dans un proche futur.

Le site

La réserve biologique dirigée du Grossmann se situe à une vingtaine de km au sud-est de Sarrebourg. Adossée à l’Alsace elle culmine au sommet du Grossmann (986 m), qui est le point plus élevé du département de la Moselle.

Avec une surface totale de 1 568 ha, la Réserve Biologique Dirigée (RBD) du Grossmann est actuellement la plus vaste réserve biologique du Nord-Est de la France. Elle est partagée à peu près pour moitié entre les deux forêts domaniales d’Abreschviller et de Walscheid, sur respectivement 781 et 785 ha. Cette réserve bénéficie de l’application d’une directive interne « Tétras » avec continuité sur le versant alsacien et le classement en ZPS et ZPC de la crête du Schneeberg-Donon-Grossmann (sites FR421 18 14 et FR420 18 01).

Un élément important pour la préservation de ces forêts est qu’elles font partie d’un immense massif gréseux d’altitude boisé de plus de 20 000 ha de forêts anciennes, et pratiquement inhabité, débordant sur quatre départements et centré sur le Donon (1008 m). Voir carte ci-dessous :

Les photos aériennes ci-dessous prises au seiin de ce vaste ensemble non habité montrent un milieu très abimé par les pratiques de sylviculture intensive, qui ont débuté au début du siècle dernier aux altitudes inférieures, s’intensifiant après les années 1960, et ont atteint les plus hautes crêtes après la création de nombreuses routes forestières. L’écosystème dans son ensemble est actuellement dominé par les plantations d’épicéas et les hêtraies ou sapinières coupées trop jeunes, et par grandes coupes. On voit dans les photos ci-dessous le contraste entre les quelques forêts à hêtre et conifère, et les plantations massives d’épicéas.

Cette pessière a succombé à des attaques de coléoptères dont le bostryche typographe), qui ont pu aisément détruire ces arbres affaiblis par une structure trop homogène, une origine génétique proche, et des canicules à répétition. Les forestiers réagissent en éliminant les arbres morts (pour éviter selon eu la propagation des insectes), mais en passant par des engins trop lourds qui détruisent profondément la structure des sols et toute la faune du sol associée.

Un triste bilan de mauvaise gestion par l’homme, qui pourra à l’avenir voir s’effondrer la productivité primaire de tout ce massif en raison des changements climatiques. En effet, les forêts uniformes, composées d’arbres du même âge, entrecoupées de larges routes et parcourues par des engins lourds, résistent très mal aux stress climatiques, à l’inverse d’une forêt âgée, à structure hétérogène et gros bois. Les gros bois (diamètre > 80 cm de diamètre) sont de parfaits dissipateurs de chaleur, tandis que les bois morts, très nombreux dans les vieilles forêts, stockent l’eau, mais aussi la fabrique lors de leur décomposition.

Caractéristiques naturelles et historiques du site

Le relief est celui d’un versant en pente douce, exposé majoritairement vers le nord ouest. Le substrat géologique est constitué de grès vosgien, avec un banc de conglomérat autour du sommet du Grossmann.

La table gréseuse du Grossmann

Les sols sont pauvres et acides (bruns lessivés à podzoliques). La situation en crête accentue nettement les effets d’un climat à tendance montagnard avec tempêtes récurrentes.

Le paysage naturel était sensiblement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. La place des feuillus (notamment celle du chêne) y était beaucoup plus importante dans la hêtraie sapinière, côté sud. Quelques tourbières émaillent la réserve.

Evolution des usages

Au cours du XVIIIe siècle, la ligne de crête entre Schneeberg et Grossmann, se prolongeant jusqu’au Noll a été défrichée pour y établir une vaste chaume (de près de 600 ha) notée sur les cartes anciennes sous le terme de « Pâture ». Cette chaume, qui apparaît sur la carte de Naudin (1730), puis de Cassini quelques décennies plus tard, a été utilisée jusqu’au XXe siècle. Ci-dessous, la carte de Cassini (en traits rouges, les contours de la réserve actuelle. On voit que la plus grande partie de la chaume se trouve au nord (lieu-dit Hensch, ou Hengst) proche du hameau de Windsbourg.

Carte de Cassini au niveau de la réserve biologique du Grossmann (entourée en rouge)

La hêtraie sapinière était exploitée de manière extensive en futaie jardinée (coupes pied à pied des arbres), ainsi que l’atteste les premiers aménagements connus (depuis 1860). Mais comme la majeure partie de la forêt n’était desservie à cette époque que par un réseau restreint de chemins en terrain naturel ; « la plus grande partie de la forêt était inexploitable » (Aménagement forestier d’Abreschviller, 1949).

Il existe toutefois des droits d’usage pour les habitants de Walscheid et d’Abreschwiller, qui trouvent leur fondement juridique dans une ordonnance de 1613 émise par les anciens seigneurs de Dabo-Linange. Ces droits sont les suivants : droits individuels pour le bois de feu, le bois de construction, le pâturage ; des droits collectifs sur les bois mort et chablis déracinés. L’aménagement forestier de 1983 précise que « la Commune revendique l’ensemble des bois secs (cession gratuite) et des chablis (paiement d’une taxe). Les droits individuels par contre, ne sont que faiblement exercés dans cette partie haute du massif du fait de l’éloignement de la commune (11,5 km à vol d’oiseau) ».

Lors de l’annexion allemande en 1870, de nombreuses plantations d’épicéas (espèce non autochtone, on le répète) et de sapins ont été effectuées, notamment après des tempêtes. La tempête du 31 janvier 1902 et surtout celle des 29 et 30 mars 1892 ont eu en effet un impact très important et durable sur la Table du Grossmann. L’administration forestière allemande a procédé au reboisement des zones dévastées. Actuellement ces conifères ont entre 120 et 130 ans.

Les plantations d’épicéas qui atteignaient la centaine d’années, n’ont pas toutes résisté aux tempêtes de 1990, qui y ont créé les premières trouées importantes. De 1991 à 1994, plusieurs foyers de scolytes déclarés dans les pessières ont été combattus par une exploitation des arbres morts (par dérogation à la directive tétras, avec écorçage). La situation a continué à s’aggraver avec le passage de la tempête Lothar le 26 décembre 1999, qui a ouvert de larges saignées sur 6 ha. La surface de ces trouées a ensuite pratiquement doublé par les attaques de scolytes favorisés par la canicule de 2003. Actuellement, ce sont environ 20 ha de pessières qui sont ouverts, sur un total de 44 ha et la situation n’est toujours pas stabilisée.

Ci-dessous paysages actuels après les tempêtes de la fin du XXe siècle. Sur la photo de gauche, une pessière en voie de renaturation spontanée, dominée par l’épicéa, qui confirme ici son statut d’invasif. Au centre, cette même pessière vue d’en haut, montrant des individus morts et la régénération sous-jacente A droite, une autre partie du Grossmann qui a été envahie par les hautes herbes après la chute des épicéas.

L’épicéa recolonise en force ces parties dévastées par les tempêtes. Les feuillus sont plutôt rares, face à l’invasibilité de l’épicéa. Ce sentier est envahie par les graminées (molinie entre autres)

Toutefois, toutes les pessières ne sont pas tombées et ont recolonisé souvent les parties en clairières. Par endroits, leur degré de naturalité est remarquable.

Cette forêt d’épicéas de la Table du Grossmann a résisté aux tempêtes. Protégée, elle évolue spontanément vers un milieu plus ouvert riche en bois mors.

La perle de la réserve biologique: les hêtraies sapinières relictuelles de la Tête du Grossmann

Il reste quelques relictes de belle hêtraie sapinière sur la crête Donon-Grossmann-Narion, éparpillées sur les pentes des parties hautes.

Ci dessous la plus belle de ces hêtraies, qui fait près de 6 ha =, se trouve dans la parcelle 185(photo à gauche). Au centre, figurent les parcelles 185 et 243(source: Google earth)

Les 6 ha de la parcelle 185 : la plus belle relicte de hêtraie sapinière du massif

Hêtre mort sur pied dans la vieille hêtraie sapinière de 6 ha

Cette hêtraie d’environ 6 ha située sur la pente nord du Grossmann (parcelle 185) est la plus précieuse de toutes. Elle abrite de nombreux sapins (plusieurs dizaines) dépassant 30m de haut (avec un record à 37m) et de vieux hêtres souvent en sénescence avancée. Certains sapins ont près de 3 siècles selon un comptage sur un sapin fraichement coupé par Georg Wilhelm, mais des études dendrochronologiques seraient souhaitables sur plusieurs individus. En effet, 3 siècles, pour un sapin, ne correspond pas à des individus très âgés, voire même plainement adultes. On considère en effet qu’un sapin ayant tteint un stade de pleine maturité construit une cime en “nid de cigogne” par la multiplication des axes. Ce qui n’est pas le cas pour la plupart des sapins de ce site.

Les hêtres ont été davantage prélevés dans le passé que les sapins pour le bois de chauffage, ce qui explique qu’ils soient moins nombreux que les grands sapins. En revanche, le hêtre revient en force en sous-étages depuis que les coupes ont cessé et retrouvera donc sa place dans le futur jusqu’à la canopée.

Ce très haut sapin de 35m de hauteur est soulevé le sol afin d’y établir ses puissantes racines.

Cette hêtraie a donc été exploitée jusque dans le passé récent, comme en témoignent les traces d’anciens sentiers de débardage, menés par des boeufs. Les dernières coupes datent de 1978. Après cette date, plus aucune coupe n’a été faite grâce n’a à l’intervention du Groupe Tétras Vosges car cette parcelle abritait une place de chant pour le grand tétras.

Quant à la parcelle 243, elle occupe environ 4 ha (photo du centre ci-dessous). Depuis 1979, elle est restée inexploitée à l’exception toutefois de quelques chablis exportés partiellement dans sa partie basse après la tempête de 1999.

Vue sur la parcelle 243: un très beau paysage de nature
Le bois mort est très important dans cette parcelle de hêtraie sapinière (185) du Grossmann

On observe parfois de vieux sapins alignés, mais ils n’ont pas été plantés ! ces sapins ont germé sur un tronc mort, il y a quelques siècles, et ont poussé un temps sur le bois mort, grâce à une association symbiotique avec des champignons. Leurs racines ont fini par atteindre le sol, lorsque le tronc pourri s’est enfoncé dans l’humus. Cette stratégie de vie évite aux sapins les aléas d’une croissance sur le sol, car le microclimat qu’un tronc mort de très large taille génère est plus stable. Cela explique aussi que les invertébrés y soient si nombreux. Le tronc mort, ici disparu, a donc abrité une quantité d’invertébrés importante, incluant des espèces devenues rares dans les forêts exploitées, où les troncs morts sont absents (voir chapitre suivant).

Les températures sous forêt en été

L’effet tampon créé par les forêts par rapport aux chaleurs estivales varie en fonction du type de forêt et de l’âge de ces forêts. Quelques mesures effectuées par caméra infra Rouge par Emmanuel Schnitzler un beau jour d’été le 22 juillet 2023 ((température extérieure agréable, entre 24 et 25°) montrent bien les différences significatives, au Grossman, entre vieille hêtraie: jeune hêtraie et clairière entre hêtraie et forêt d’épicéas plantée. Dans la première rangée de photos ci-dessous, les températures sont inférieures à 20°C. sur la deuxième photo, on voit que les températures sont particulièrement basses autour des vieux troncs. Ce sapin fait plus de 35m de hauteur pour un diamètre d’un mètre et joue un rôle très efficace de dissipateurs de chaleur par sa biomasse. Lorsque les gros bois sont nombreux, ils permettent de conserver des températures fraiches dans les sous-étages.

Dans la photo à droite, on voit que le tronc mort, coupé il y a plusieurs décennies, est également très frais en dépit de la chaleur estivale, car il est gorgé d’eau

Sur ces photos ci-dessous: deux renseignent sur les températures par les couleurs: plus c’est chaud, plus la couleur est jaune; plus c’est froid, plus elle vire vers le violet. La photo à gaucue montre un troncs mort proche d’une trouée importante en lisière (en jaune). Le tronc mort est de 4°C inférieur à la zone de lumière. Au centre, une trouée de taille moyenne, à la lisière entre hêtraie et pessière et où la température atteint 30° au sol. A droite, la température atteint 39° au centre de la large trouée créée par la chute de la pessière, où s’accumule aussi une litière hydrophobe et donc inflammable.

Ces observations doivent être affinées et multipliées en fonction des situations météorologiques, mais elles prouvent clairement que les vieilles forêts feuillus, qui transpirent énormément l’été et sont riches en gros bois et en bois mort limitent les excès de températures en été, à l’opposé des forêts artificielles plantées en conifères.

Les espèces dévoreuses de bois morts

Le cortège des espèces dévoreuses de bois (ou espèces dites saproxyliques), champignons et gros insectes, est devenu très rare dans les forêts exploitées, mais subsiste dans les forêts à haut degré de naturalité. La plupart de ces espèces sont actuellement protégées. Le rôle du bois mort est très important pour de nombreuses formes de vie, dont les insectes et leurs prédateurs, les oiseaux. Sur ces schémas ci-dessous, on voit que les espèces ne sont pas les mêmes lorsque le bois pourri. Sur le tronc pourri tout en bas de la photo à gauche, on voit que des semis poussent sur les troncs en fin de décomposition (source: Bobiec et al. 2005)

Ce cortège est très fourni, en raison de l’importance des bois morts dans les vieilles forêts du Grossmann.

Les champignons

Fomes fomentarius, l’amadouvier, une espèce très abondante sur les hêtres moribonds de la réserve

Ci-dessous quelques champignons vivant de la litière ou du bois mort, présents en abondance dans les vieilles hêtraies

Calocera viscosa
Amanita muscaria, l’amanite tue-mouche, une espèce mycorhizique de toute beauté

Les coléoptères

Ces insectes ont diverses fonctions dans la dégradation de la matière organique ligneuse et leur recyclage ; ils assurent aussi la dissémination des champignons saproxyliques. La présence de ces espèces devenues rares est un indice sûr de la naturalité de la forêt, car cela prouve la présence d’arbres sénescents ou morts de grandes dimensions.

Les coléoptères saproxyliques ont été classés en plusieurs catégories en fonction de leur mode de nourriture. Les xylophiles de type I digèrent la cellulose : ce sont eux qui initient les premières phases de digestion du bois. Les xylophiles de type II se trouvent dans les stades plus avancés de la dégradation du bois. Les saproxylophages consomment le terreau et la litière. Les xylomycétophages consomment les champignons dévoreurs de bois ; les zoophages sont des prédateurs consomment les autres insectes.

Un échantillonnage des coléoptères saproxyliques de la Réserve Biologique Dirigée du Grossmann a été effectué entre 2015 et 2017 par le réseau entomologique de l’ONF (Rose 2017).

367 espèces ont été identifiées, dont 274 espèces vivant du bois mort. Ces données élèvent la réserve du Grossmann au rang des massifs d’importance régionale pour la conservation des coléoptères saproxyliques. En particulier, le site de la parcelle 185 qui cumule 168 espèces et 18 taxons bioindicateurs, se dégage nettement des autres îlots de sénescence, par la présence d’une espèce relicte des forêts anciennes, Ceruchus chrysomeloïdes.

D’autres espèces, devenues fort rares dans les Vosges, sont des lichens. ici, nous avons trouvé le lichen à large thalle Lobaria pulmonaria sur un érable, mais le peuplement apparaît en mauvaise forme. En effet, Cette espèce est sensible à la pollution et à la sécheresse de l’air (ici peut-être liée à une trop grande ouverture de la canopée suite aux prélèvements de 1978. .

Lobaria pulmonaria, lichen à large thalle, présent sur la parcelle 185

Le grand tétras, fleuron de la réserve

Les données les plus anciennes concernant le grand tétras au Grossmann datent de l’administration allemande. Selon les archives forestières :

« L’Administration allemande, qui a géré la forêt de 1871 à 1918, accordait une grande importance à l’exploitation cynégétique et considérait les parties hautes comme des réserves de cerfs et de coqs de bruyère qui devaient être dérangées le moins possible par les coupes »

Aménagement forestier d’Abreschviller- 1949

Vers 1900, « les agents forestiers s’abstenaient d’y marquer des coupes et n’y pénétraient que pour la chasse » (Aménagement forestier de Walscheid – 1953). On trouve sur la Table du Grossmann des aménagements spécifiques (plantations de pins sylvestres, de pins de montagne et de genévriers, agrainoirs…) qui datent de l’époque allemande et qui ont très certainement été conçus pour le nourrissage du grand coq

Ci-dessous: quelques souvenirs de l’époque allemande. À gauche : agrainoir à tétras (?), à droite, plantation de pins, qui était occupé par les poules de tétras en hiver.

Notons que le climat de type subocéanique du massif vosgien est moins propice que le climat continental pour la couvaison et l’éclosion. En effet, au cours de la première moitié de juin, les poussins succombent facilement si le climat est trop frais et humide, car cela réduit l’abondance des insectes nécessaires à leur développement. Mais ce facteur défavorable était dans le passé compensé par les conditions d’habitat de hêtraie sapinière en bon état de conservation.

Grand tétras mâle en parade au Grossmann. Photo Christian Schickel

Ci-dessous : anciennes places de chant dans la réserve biologique du Grossmann. À droite, traces de l’espèce en avril

Les places de chants sont encore connues de nos jours, mais l’espèce a disparu progressivement à partir des années 1990. Il en a été de même pour la gélinotte dont on pouvait voir les crottes dans les parties ouvertes du sommet, sur l’ancienne chaume.  

Ci-dessous: endroits où le coq chantait jusque dans les années 1990 au Grossmann. A gauche, le sentier menant à la TAble du Grossmann (observation de Jean Poirot, ici sur la photo). Au centre, la place de chant au niveau de la “grotte des russes”. A droite, la place de chat de la parcelle 185: c’est grâce à la présence de l’espèce que la hêtraie a été sauvée d’une coupe rase.

Sommet du Grossmann, ancienne chaume en voie de recolonisation depuis plusieurs décennies. On comptait jusqu’à 12 coqs en 1975 sur l’ensemble du massif !

Un témoignage de Denis Gerber (observations de 1985)

Coq devant la grotte des russes, photo Denis Gerber
Ces anciennes notes d’observation sont précieuses pour retracer l’histoire du coq disparu dans cette région

La disparition du grand tétras : des causes multiples

L’espèce était encore bien présente jusque dans les années 1950-1970. Son déclin est lié à l’anthropisation de plus en plus massive du massif, au cours du XIXE siècle, à la fin du Petit Age glaciaire, qui s’est achevé en 1850. Toutefois, les choses ont largement empiré avec l’avènement d’une sylviculture destructrice par larges coupes à blancs Les archives forestières de la réserve attestent que près de 350 ha de vieilles hêtraies sapinières séculaires ont disparu entre 1969 et 1992, « rajeunies » par coupes à blanc et plantations : plus de 20 ha coupés à blanc en 1974 ; 1979 et 1980. Des chemins et routes forestières se sont multipliés jusque sur les hauteurs, dérangeant la faune notamment l’hiver, saison où les grands tétras sont les plus vulnérables.

« Je me souviens d’une poule qui errait entre les arbres qui restaient dans cette coupe au fur et à mesure qu’on coupait » m’a dit Georg Wilhelm, ingénieur forestier qui a fait sa thèse sur le sujet. Pour ce scientifique, les coupes rases ont été une grande erreur non seulement pour le tétras, mais pour la forêt, qui pousse lentement à aussi été mises à mal par la chasse à l’affût, jusque là sans grande conséquence sur les populations de tétras. Les chasseurs tiraient 4 coqs par an sur le Grossmann dans les années 1960. En 1974 il y a eu un arrêté préfectoral interdisant la chasse aux Tétras à partir de 1979. Les chasseurs avaient donc encore 5 ans pour prélever des coqs.

Les agrainoirs disposés par les chasseurs à l’époque ont été accusés de favoriser le cerf et le sanglier, par le nourrissage de pommes et de betteraves tout autour dans le massif, même si les agrainoirs n’ont pas été disposés directement au Grossmann. Ceci était rendu possible par la création de nouvelles routes qui ont favorisé la motorisation. La montée du sanglier vers les hauteurs a été considérée comme responsable du piétinement des couvées.”

Voici les réflexions de chasseurs, Michel Pax et Gérard Lang.

“J’ ai chassé avec mon père de 1979 a 1994 sur le lot de chasse du Grossmann qui s etendait du Hengst au Cimetière Allemand et incluait la Sayotte, la Wolfstahl, la Wischtahl la Tete de Mort. Au debut des années 1980 nous comptions encore une bonne dizaine de coqs : plusieurs sur le Grossmann même, 2 vers le Hengst, 1 a la patte d’oie de la Sayotte , un au col de la Sayotte, un au lieu dit “la Tete de Mort”… Bien évidemment aucun n a été prélevé par les chasseurs durant cette période. Le dernier coq prélevé au Grosmann a été prélevé par M Beaudinet en 1968.En revanche au moins 2 sont morts dans les clôtures mises en place pour ceinturer les coupe a blanc effectuées sur ces zones sommitales. Durant la période ou nous avons chassé ce secteur, aucun agrainoir n a été disposé au dessus de la route des Russes”

Selon Gérard Lang :

“La population du Donon était devenue suffisamment réduite pour que s’y ajoute un risque de consanguinité qui a pu porter atteinte à la fertilité et la fécondité par homozygotie, et aussi peut-être une résurgence des maladies héréditaires qu’on appelle d’ailleurs le fardeau génétique. L’apparition d’une maladie règle généralement le problèmedes petites populations qui n’ont pas d’individus résistants ou qu’un résistant qui n’a plus de partenaire”

De ces discussions très vives et maintenant anciennes, j’en tire une conclusion: l’homme a profondément abimé la nature par diverses pratiques parfois discutables, et dont il n’a pas tout de suite tiré les conséquences dramatiques : celle de la perte de cet animal emblématique du massif vosgien, et de ce massif en particulier. Certes, les populations de grand tétras étaient en déclin en raison du changement climatique, mais les pratiques, combinées toutes ensemble, l’ont poussé à l’extinction locale. Peut-être que la chasse aurait du être interdite sur l’espèce dès 1850, à la fin du Petit Age glaciaire, au vu des caractéristiques cilmatiques océaniques qui fragilisent les jeunes; quant aux pratiques sylvicoles des Trente glorieuses, elles n’auraient jamais du être appliquées dans un milieu aussi fragile par ses sols pauvres, ses pentes fortes, sa faible productivité en altitude etc… Bien d’autres mesures auraient du être prises dès les années 1950, afin de maintenir la population à un niveau de densité suffisant.

De ces erreurs qu’on reconnait actuellement, ont été tirées des leçons concrètes. Car la situation est réversible, mais certes pas très simple ! améliorer l’habitat forestier (une tâche difficile pour les forestiers qui doivent faire face aux mortalités en masse des épicéas, plantés à large échelle); créer de grandes réserves intégrales ou dirigées, accepter les grands prédateurs et leurs proies en nombre suffisant… et pourquoi pas (encore en discussion) une réintroduction de l’espèce dans un proche futur. Certains de ces efforts ont été réalisés au Grossman. Même si cela n’a pas réussi à sauver les populations locales, elles pourraient servir d’exemple pour le futur car les idées étaient fort intéressantes.

La création de la réserve : un effort pour sauver les derniers tétras

En 1993, la réserve biologique du Grossmann a été considérablement élargie pour constituer un « Massif Pilote Tétras », dans le cadre d’une convention nationale ONF/ONC (Mission Tétras Vosges). Une sylviculture “adaptée” et extensive a été mise en œuvre en 1991 sous forme d’ilots de sénescence (où toute sylviculture est interdite) et de « parquets d’attente » et le maintien sur pied de tous les très gros arbres (dénommés TGB d’un diamètre supérieur à 70 cm). Ces gros arbres seront conservés au moins jusqu’en 2025.

Les îlots de sénescence de la Tête du Grossman totalisent 160,76 ha. Le plus important de ces ilots se trouve sur la tête du Grossmann, il couvre les vieilles hêtraies sapinières, des anciennes plantations d’épicéas (dont certaines se sont écroulées suite aux attaques de scolytes), et des clairières en voie de fermeture, souvent tourbeuses.

Carte élaborée par l’association Mirabel

Loup, lynx

Un loup mâle a été détecté plusieurs fois sur la crête Schneeberg-Grossmann-Noll entre 2021 et 2022. Les photos ci-dessous, d’Emmanuel Schnitzler, montrent les traces de ce loup, le loup lui-même, et une de ses proies, une biche.

Le lynx a été détecté par des traces et des photos, assez nombreuses, sur la crête.

À gauche : lynx marquant son territoire par l’urine (photo Emmanuel Schnitzler), au centre, même comportement en plein jour (photo Guillaume Greff), à droite, passage du lynx sur une chaume proche du Grossmann.

D’autres espèces autrefois rares sont revenues sur le site : le grand corbeau, la chouette chevêchette (trois photos de Vincent Michel), la chouette de Tengmalm pour les oiseaux.

On attend le retour du pic tridactyle, déjà présent en Forêt noire, où il est favorisé par l’écroulement des pessières. Peut-être est-il déjà là ? une étude pourrait le confirmer.

Quels objectifs pour la réserve biologique après 2025 ?

Les arguments développés plus haut sont suffisants pour justifier une évolution des statuts de la réserve vers une protection plus forte. Ajoutons que les deux sites de vieille hêtraie sapinière qui présentent un intérêt patrimonial exceptionnel pour les Vosges gréseuses, ont notamment vocation à faire partie de l’inventaire ZNIEFF « Vieilles forêts » mis en place par le CSRPN de Lorraine. Par ailleurs, le site est intégré dans la réserve biosphère Moselle Sud (2021) : en effet, l’aire centrale est constituée du pays des étangs avec l’étang de Lindre (classé site Ramsar et Natura 2000), la réserve biologique dirigée du Grossmann et des aires protégées par arrêtés préfectoraux de protection de biotope (la zone tampon comprend la partie est du parc naturel régional de Lorraine et six zones Natura 2000).

Cette réserve, la plus vaste, répétons le, du nord est de la France, doit tenir compte des droits d’usage selon une formule à inventer . Il est essentiel en effet de  tenir compte des particularités de l’histoire humaine locale. D’autres arguments plaident en faveur d’un passé original et à maintenir, puisque ce site a été une chasse impériale du temps de l’annexion. Cette période de l’histoire nous a ainsi légué deux belles maisons forestières, celle du Grossmann (série de photo ci-dessous en haut) et du Spitzberg (commune de Dabo)(séries de photos ci-dessous en bas). réhabilitées grâce au dynamisme d’associations locales. La maison du Spitzberg était appréciée un temps par Albert Schweitzer en personne.

La maison forestière du Spitzberg récemment rénovée. Photo Vincent Michel

Références

Bobiec, A., & Gutowski, J. M. (2005). Afterlife of a tree. WWF Poland.

Rose O. 2017 Echantillonnage des coléoptères saproxyliques de la réserve biologieu dirigée du Grossmann. ONF Sarrebourg.

Wilhelm G.J. 1981 Untersuchungen zür Erhaltung einer Auerwald-Population in der Vogesen. Forstzoologischen Institut der Forstwissenschaftilchen Fakultât der Univrsität Freiburg, 129 pages

Remerciements

Nous remercions Georg Wilhelm, pour les données sur le tétras mises à disposition, Christian Schickel, Guillaume Greff et Vincent Michel pour les photos, Jean -Claude Génot pour la relecture du texte.

Cet article a 6 commentaires

  1. Francis MARTIN

    Très belle description d’un des plus beaux sites du massif du Donon.
    Petite précision : l’amanite tue-mouche n’est pas un champignon saprophyte de litière, mais l’une des espèces symbiotiques, ectomycorhiziennes, les plus emblématiques.

    1. Annik Schnitzler

      merci pour votre mot. Je vais corriger pour l’amanite !

      1. Gilbert Poirot-Schleininger

        Très belle présentation des enjeux pour préserver notre biodiversité pour les générations d’aujourd’hui et du futur…. Faudrait que l’état fasse encore plus d’efforts pour préserver ce site.

  2. piero

    Bravo magnifique présentation.
    Merci

  3. Vincent

    Très intéressante présentation. D’autant plus qu’il n’y a pas beaucoup d’autre information sur cette réserve biologique. Je suis vraiment attristé de la disparition du coq de bruyère et ne comprend pas pourquoi il a été chassé si longtemps jusqu’à l’extermination …

  4. Schnitzler

    oui c’est bien triste ! et il n’est pas près de revenir, malheureusement

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