Un écosystème en danger d’extinction : les forêts de Camargue

Le delta du Rhône, en Camargue, est célébrissime en France, pour la beauté de ses paysages, sa richesse naturelle et l’importance spatiale de ses zones humides, qui englobe environ 1700 km². Ses forêts, peu étendues, font partie de ce patrimoine exceptionnel.

Ripisylve à peuplier blanc, frêne, saules le long du grand Rhône à hauteur de l’île de Saxy

Ce milieu exceptionnel cumule les titres de protection, mises en place au cours du XXe siècle, de l’inclusion du site dans la Convention de Ramsar à celle de Réserve de Biosphère de l’Unesco et de Natura 2000. La Camargue comporte ainsi l’une des plus grandes réserves nationales intégrales de France, ainsi qu’un parc naturel régional. Ces efforts de protection ont sans aucun doute fortement limité l’avancée urbaine et la densification des réseaux routiers. Ils ont aussi souvent préservé les dernières forêts du delta de la destruction.

Rappelons que la reconnaissance de la culture camarguaise a précédé la protection de sa nature, grâce à l’émergence, au XIXe siècle, d’un mouvement défenseur de la langue provençale dénommé « le Félibrige ». Initié par Frédéric Mistral, pourfendeur des appétits de la société industrielle de son époque, et créateur du célèbre roman Mireille, le Félibrige a englobé le concept camarguais, notamment grâce à la passion que lui vouait une personnalité provençale d’envergure, le marquis Folco de Baroncelli. Dès les premières décennies du XXe siècle, la Camargue devenait le symbole d’un système de valeurs original, créé par une humanité vivant à la périphérie du monde industriel.

Le fonctionnement naturel du delta

À partir d’Arles, le delta se subdivise en trois entités distinctes, qu’on distingue bien sur la carte du XVIIIe siècle, de Cassini : le secteur occidental (Petite Camargue : 38 000 ha), entre le Petit-Rhône et la costière du Gard ; le secteur central (Grande Camargue : 78 000 ha) délimité par les deux bras actuels du fleuve, et le secteur oriental (Plan du Bourg : 24 000 ha) situé à l’est du Grand-Rhône, qui s’appuie sur l’ancien delta (actif durant la dernière glaciation) Rhône et Durance.

Carte de Cassini montrant le tracé des deux bras du Rhône, les milieux marécageux et les zones d’eau libre de ce vaste delta
Schéma représentant les différentes parties de la Camargue.

Dans le delta, le fleuve est très large (400 m), et profond de plusieurs mètres. Le début moyen du Rhône est de 1 700 m3/s à Beaucaire, avec des variations très marquées entre les niveaux des étiages et des hautes eaux (jusqu’à 13 000 m3/s au niveau de Beaucaire pour la crue de 2003).

Les événements hydrologiques sont au cœur de l’édification du delta : ils consistent en périodes de crises et de calme. Les crises correspondent à des inondations de grande intensité et très fréquentes, une grande instabilité des bras du Rhône, avec comblements et divagation, voire changement de lit pour le fleuve. Le niveau des eaux souterraines est alors très élevé. Au contraire, durant les périodes de calme hydrologique, les inondations sont plus rares, et le niveau moyen des eaux souterraines plus bas.

Pour essayer de contenir les eaux du fleuve et s’installer sur les terrasses du delta, les hommes ont tenté, à partir du XI-XIIe siècle, de concentrer les eaux du Rhône dans quelques bras.

Arnaud-Fasseta, 2004

 Sans empêcher les inondations cependant, qui se sont intensifiée dès la fin du XIVe siècle (début du Petit Age glaciaire). Au XVIIe et XVIIIe siècle, l’ampleur des inondations s’est accentuée, ainsi qu’en témoignent les archives du Grand Prieuré de Saint-Gilles, listant les « années calamiteuses de Camargue ». Entre 1603 et 1790, en plein Petit Age glaciaire, les digues se sont rompues 36 fois (dont 10 fois rien qu’entre 1702 et 1714). D’autres inondations ont été relatées au XIXe siècle, qui se sont étendues sur la presque totalité de la plaine deltaïque (1840 ; 1843 ; 1846) qui se sont étendues sur la presque totalité de la plaine deltaïque, et ce malgré l’édification de digues, qui ont d’ailleurs été détruites lors de ces inondations.

« La Camargue est couverte de 2 à 3 m d’eau. Il est probable que la plus grande partie des bestiaux est noyée. Toutes les récoltes sont perdues »

Rapport du préfet des Bouches-du-Rhône dans une dépêche envoyée à 20h37, le 1er juin 1856. »

Arles inondée en 1856.

Des travaux hydrauliques d’envergure ont finalement corseté les deux bras du Rhône (1868) entre deux digues et une digue à la mer (1862). Les bords du fleuve sont tous enrochés, et les inondations ne concernent actuellement plus que les parties internes aux digues le long du Grand Rhône.

Le delta a alors perdu ce qu’il avait de plus précieux qui est l’instabilité des géoformes et des écosystèmes, autrefois remaniés par les eaux du Rhône et le travail de la mer, et les réserves d’eau douce conservées dans les sols lors des inondations. L’anthropisation a ainsi fait perdre aux trois quarts de la plaine deltaïque son état originel, en aplanissant aussi les dunes, et comblant les bras morts du fleuve. Pire encore, les apports sédimentaires considérables du Rhône, qui permettaient de maintenir les eaux douces dans le delta, ont été supprimés en raison des nombreux barrages sur le Rhône, et sur l’absence d’inondations dans le delta. Le milieu est condamné à être progressivement envahi par les eaux salées.

Toutefois, il reste encore aujourd’hui des épisodes d’inondations suffisamment hors norme pour inonder le milieu, comme en 2003. Malheureusement peu appréciées des habitants.

A la découverte des forêts de Camargue

La forêt devrait, dans la configuration actuelle du delta, occuper de très larges surfaces dans toute sa partie non salée, de Beaucaire jusqu’aux abords de l’étang central du Vaccarès, se prolongeant aussi vers l’Est sur les anciens cordons dunaires et les bords des bras du fleuve.  au nord du Vaccares, et le long des bras du Rhône. Dans une situation plus naturelle, avec des inondations régulières, il en serait probablement autrement, car les forêts seraient régulièrement détruites par les fortes crues, les tempêtes de mer, la présence de multiples marais. Mais tout cela reste théorique, puisque la déforestation était déjà avancée autour du XIe siècle, avec notamment la disparition de deux massifs forestiers relativement étendus, celui d’Ulmet et de Sylvéréal. Les cartes du  XIXe siècle et du XXe siècle indiquent que cet état de déforestation s’est maintenu les siècles suivants et jusqu’à nos jours.

Les zones en vert clair sont forestières.

Après avoir parcouru les forêts riveraines de quelques grands fleuves, du Rhin au Danube, j’ai voulu regarder de plus près les zones forestières encore présentes dans ce delta. Ces forêts sont de plusieurs types : des ripisylves en bordure des bras du fleuve, des forêts de dunes, et des boisements riverains proches de la mer. Elles bordent souvent les digues du grand Rhône (cf photo ci-dessous).

Ces forêts sont de petites dimensions, comme on peut le voir sur la carte ci-dessus : Quincandon (114 ha), Tourtoulen (44 ha), mas SaintGeorges (45 ha), Arles (40 ha), Beaujeu (25 ha) arrivent en tête. Les autres sites occupent de petites surfaces (entre 3 et 5 ha). Ces boisements se situent sur des propriétés privées, certaines sont communales. La gestion est parfois confiée à des associations de protection de la nature, qui les laissent en évolution libre. Certains propriétaires les utilisent pour des chasses privées, sans trop y couper le bois. Il existe aussi des forêts protégées (bois de Tourtoulen), mais qui ont longtemps été utilisées.

Les ripisylves

Les ripisylves (peupleraie blanche, saulaie blanche, frênaie-ormaie à peuplier blanc) évoluent en franges étroites le long du Grand et du Petit-Rhône, dans des zones encore souvent inondées par remontées de nappe, voire d’eau du fleuve. Les végétaux y édifient une architecture somptueuse, faite d’arbres énormes, de buissons denses, et de draperies de lianes, car le milieu leur est optimum : de l’eau, de la lumière, des nutriments présents en abondance.

L’île de Saxy, en amont d’Arles sur le Rhône, est un véritable bijou sur une modeste surface de 2 hectares. Impossible d’y accéder sans demander à un pêcheur qui vous y mène en bateau à moteur !

Cette île a été stabilisée au cours des travaux d’endiguement du XIXe siècle. En raison de sa situation à plus de 6 m au-dessus du niveau d’étiage du fleuve, elle n’est atteinte que par les grandes crues. L’eau peut alors monter à plus de 1,50 m à l’intérieur de la forêt, sur de très courtes durées.

Au centre de cette île, sur 2 ha environ, les peupliers et les frênes y atteignent des dimensions gigantesques, pour un âge qui ne dépasse guère 150 ans. Les peupliers sont aussi de grandes dimensions (plus de 150 cm de diamètre). Le lierre est particulièrement envahissant, du sol à la canopée.

D’autres peupleraies blanches sont plus jeunes (50 à 60 ans), comme celle ci-dessous, qui existe depuis 1975. Certaines parties sont encore inondées.

Peupleraie sur la rive gauche du Rhône, dans une propriété privée. Cette forêt est laissée en libre évolution depuis 1975

La vigne sauvage est bien présente en Camargue, mais il existe aussi des vignes cultivées qui se sont ensauvagées. Il est souvent impossible de les distinguer sans une analyse génétique.

Ce pied de vigne a été analysée génétiquement : c’est une vraie vigne sauvage, une espèce devenue très rare et encore présente dans le delta.

Les jeunes forêts

La forêt est très dynamique en Camargue. Une prairie abandonnée, des bords de chemin non fauchés, des îles sont très vite recolonisées par les arbres, en quelques décennies. l’ensemble des boisements spontanés de Camargue atteignait ainsi, en toute discrétion, plus de 3000 hectares recensés dans les années 1990 !

Cette peupleraie n’a guère plus de 10 ans. Les arbres s’étalent par clonage en cercles concentriques autour de quelques parents dans cette prairie.
Jeune île du Rhône envahie par le peuplier noir: en quelques décennies, une forêt va naitre.

Les bois morts des plages

Parcourues par les eaux du Rhône, souvent détruites, les forêts fournissaient au fleuve un matériel organique considérable, sous forme de bois mort, avant qu’on ne supprime les inondations.

Entassés en gros bouchons dans le fleuve, ces arbres arrivaient à la mer, s’y imprégnaient de sel, avant de revenir au gré des courants marins, s’entasser sur les plages du delta. On voit sur la photo de droite qu’en plus du bois mort, le Rhône charrie actuellement beaucoup de déchets (plastiques et autres).

Il reste encore des reliquats de ce processus d’embâcles, le long des bras du Rhône, et certains de ces arbres finissent par échouer sur les plages. Ils s’enfoncent alors lentement dans les sables, décomposés par l’action des larves (familles des Curculionidés et Carabidae). La présence de ces bois de plage est tout à fait remarquable, car rares sont les plages en France qui en contiennent encore.

Bois mort sur une plage du radeau, à proximité du Petit Rhône.

Mais ces plages sont aussi magnifiques pour leurs fleurs.

Lis de mer (Pancratium maritimum) est une des plus belles fleurs de Camargue !
De même pour le pavot des sables (Glaucium favum) (ci-dessus), mais aussi une plante envahissante et toxique, le datura (ci-dessous au premier plan)

Les forêts des dunes

Les dunes fluviatiles de Camargue, qui peuvent atteindre 5 à 8m de hauteur, sont éparpillées dans le delta, dans sa partie amont. Elles n’occupent que de petites surfaces, guère plus de 4 ha. Elles sont colonisées par les chênaies (chêne vert et chêne pubescent). La proximité de la nappe phréatique souterraine assure aux arbres une bonne alimentation en eau.

Ces chênaies devaient connaître une grande extension dans la plaine deltaïque et les terrasses hautes du fleuve. Elles sont d’une grande beauté, et très différentes des ripisylves.

Magnifique petite chênaie verte dans le bois d’Attilon.

La légende raconte que Saint Louis se reposa sous les chênes séculaires du domaine Attilon avant de s’embarquer à Port Saint Louis pour la croisade.

Le bois d’Attilon se trouve sur la rive droite du Rhône à l’intérieur des digues, sur un système dunaire de plus de 3m de dénivelé. C’est un bois privé avec très vieux chênes verts et pubescents (diamètres > 1m50) sur les digues et en pleine forêt sur les dunes. On y trouve aussi de très vieux peupliers blancs de près de 2m de diamètre pour certains.

Ci-dessus : Iris foetidissima, Agaricus sp, tous deux forestiers. Ci-dessous, aspect de la forêt d’Attilion

Les dunes maritimes, proches de la mer, sont colonisées par le pin parasol (Pinus pinea) ou pin à pignons, souvent planté et exploité. Il existe cependant certains peuplements subnaturels dans des zones qui ne sont plus exploitées.

Petite plantation à pin parasol (Pinus pinea) en arrière plan.

Ces trois photos ci-dessus sont prises en Petite Camargue, à Quincardon, dans un domaine privé. En 2012, la forêt s’ensauvageait doucement, permettant de mieux imaginer ce que seraient ces milieux sans l’exploitation qui en a été faite durant des siècles, soit un milieu bien plus diversifié que celui des plantations.

Le pin de Barberousse photographié en 2012 permet de visualiser les potentialités de l’espèce dans le contexte camarguais.

Les forêts, le fleuve, et les animaux

Les forêts et les bords du fleuve abritent une riche faune. La ripisylve est ainsi un support indispensable aux colonies nicheuses de hérons (bihoreaux, crabiers, garde-boeufs) et d’aigrettes garzettes. Les milans noirs, éperviers d’Europe, faucons hobereau, hiboux moyen-duc, pics, rollier… ainsi que de nombreux passereaux s’y reproduisent en couples isolés. Ci dessous (pris sur Internet): un ibis chauve, en voie d’expansion dans le delta, sur la bordure boisée de Tamaris autour de l’étang de Scamandre ; une aigrette garzette dans une saulaie, un rollier d’Europe dans une peupleraie.

Le sanglier, le renard et les petits rongeurs affectionnent aussi ce milieu. Enfin, les arbres abattus, surtout des saules, témoignent de la présence du castor. Avec la proximité de l’eau, la ripisylve du Rhône constitue un habitat de choix pour cet animal, dont le nombre d’individus a beaucoup régressé en France. Les traces de cette riche faune sont souvent visibles sur les berges humides du fleuve. Ci -dessous, les traces d’un canidé mystérieux, présent durant plusieurs mois en 2015.

Les traces d’animaux sont aussi nombreuses sur les plages peu fréquentées: traces de rongeurs, goélands, renards…

Les efforts de protection pour les forêts

Les fonctions bénéfiques reconnues des forêts pour la biodiversité camarguaise expliquent que quelques unes d’entre elles soient actuellement protégées, notamment par des plans de gestion adéquats. Il existe aussi plusieurs réserves naturelles incluant les boisements précieux de Tourtoulen et de la dune de la Commanderie qui sont laissées en libre évolution.

Saxy bénéficie déjà d’un arrêté de protection de biotope à cheval sur le Gard et les Bouches-du-Rhône, et qui comprend le lit du fleuve, ses rives, ses îles, ses annexes fluviales ainsi que sa ripisylve. Les bois morts échoués sur les plages provenant du Grand Rhône sont préservés dans le cadre de la Réserve nationale de Camargue. La bordure du Grand Rhône fait partie des espaces boisés classés (EBC), interdisant tout changement d’affectation ou tout mode d’occupation du sol de nature à compromettre la conservation, la protection ou la création des boisements. Les bois morts qui tombent dans les bras du fleuve ne sont pas retirés, fait très rare dans les sociétés occidentales.

En Petite Camargue également, 35 000 hectares environ correspondent à Natura 2000, au sein desquels deux zones d’intérêt communautaire sont incluses, l’une dans la partie fluvio-lacustre et l’autre dans la partie laguno-marine. Enfin, un avant-projet d’écartement des digues est proposé par le syndicat mixte de gestion du Rhône et de la mer, qui pourrait être recolonisé par les forêts riveraines. Pour l’instant, ce projet n’aboutit pas et c’est bien dommage.

Une conclusion en demi teinte

Les efforts de protection sont donc considérables, mais modestes au regard des dangers à venir. Car protéger efficacement ces forêts et le delta tout entier suppose que ce delta, actuellement très artificialisé, retrouve une partie de sa fonctionnalité, mise à mal par les barrages sur le Rhône, la présence de digues qui corsètent le fleuve dans le delta, les pollutions des eaux et des sols. Repousser les digues des deux bras du fleuve, dès Beaucaire , et laisser la forêt revenir naturellement serait une option intéressante.

Il reste toutefois le problème majeur du réchauffement climatique. Selon les données actuelles sur l’érosion côtière et la montée du niveau de la mer, la salinisation du delta va s’amplifier car en Camargue 70% du delta est à moins un mètre d’altitude. D’ici la fin du XXIe siècle le niveau de la mer devrait monter de 40 centimètres à un mètre, sans être limitée comme par le passé par les apports sédimentaires du fleuve. Les forêts, intolérantes au sel, seront alors particulièrement impactées, tout comme tous les habitats naturels non salés.

Quelques références

Arnaud-Fassetta G. 2004 Le rôle du fleuve : les formations alluvialse et la variation du risque fluvial depuis 5000 ans. P 65-78 Dans : Delta du Rhône, Camargue antique, médiévale, moderne. Bulletin archéologique de Provence, supplément 2

Gangneux G. 1988 Les Saintes-Maries de la mer de 1675 à 1792 Lacour.

Spécial “Les ripisylves méditerranéennes. Forêt méditerranéenne, tome XXIV numéro 3, 2003

Cet article a 2 commentaires

  1. Elisabeth Castanier

    Très intéressant, simple et clair et qui posent bien les problématiques actuelles
    de la Camargue ,
    Merci

  2. Roche Daniel

    Pins Maritimes ? Non ! Pins à pignons autrement dit pins parasol et parfois pins d’Alep . (Sauf erreur)

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