La lente agonie des marais d’Arles et des Baux, Provence

Marais des Baux et marais de la vallée d’Arles formaient un paysage unique, à l’ouest de la ville d’Arles, entre le massif des Alpilles et la Crau. Très plat, émaillé de pittoresques buttes rocheuses calcaires de faibles altitudes, entre 20 et 64m, ce paysage a été durant des millénaires un vaste marécage connecté aux eaux souterraines du Rhône et de la Crau.

Situation des marais à l’Est d’Arles

Le marais des Baux correspond à une dépression longue de 12 km, large de 1 à 2 km, allongée d’est en ouest, intercalée entre le versant montagneux calcaire des Alpilles et la Crau. La dépression se rétrécit vers l’ouest par un seuil, le Grand Barbegal. La partie la plus humide se situe au nord immédiat du bois de Santa Fé, d’où coulent les sources vers le nord. A l’Ouest du Grand Barbegal, s’étend une autre zone palustre, la plaine du Trébon qui correspond au marais d’Arles.

Sur la carte ci-dessous, le marais des Baux est représenté en gris. Le marais d’Arles débute après le seuil rocheux de Barbegal, à l’ouest immédiat du marais des Baux. Il est représenté en tirets sur fond blanc. Quand les tirets sont sur fond gris, on arrive dans le lit majeur historique du Rhône.

Ces marais ont disparu du paysage, mais les paysages marécageux apparaissent sur les cartes anciennes.

Ci-dessous : Sur cette aquarelle du XVIIe siècle, le marais d’Arles est représenté à droite sous la forme de deux taches bleues. Les taches noires représentent l’abbaye de Montmajour. A gauche de l’aquarelle, est dessiné le Rhône et ses bras.

Arles est représenté à gauche, le Rhône en haut à gauche, et le début du marais avec les deux buttes témoins (Montmajour, Cordes) à droite au milieu du marais (en bleu).

Sur la carte de Cassini ci dessous, on voit le rétrécissement occasionné par le seuil rocheux de Barbegal, à droite de l’étang de la Peluque.

Carte de Cassini, XVIIIe siècle. Le milieu est indemne
Carte d’État major, milieu XIXe siècle. Les travaux de dessèchement ont débuté, mais le milieu est bien plus humide qu’actuellement car il reste de grandes surface en eau libre

Un fonctionnement complexe

Le marais des Baux correspond à la zone topographiquement la plus basse, créée par des mouvements tectoniques au cours du Quaternaire. La dépression, dont la base se situe à 9m de profondeur, s’est remplie de sables et limons sur environ 6m au cours la dernière période glaciaire, il y a 100 000 ans. Ce remplissage sédimentaire s’est poursuivi au cours de l’Holocène, en relation indirecte avec le niveau de la mer, et aussi les remblais des affluents locaux des montagnes avoisinantes. Parmi les sources alimentant le marais, celle du bois de Santa Fé est la plus importante : cette source alimente des zones humides en contrebas direct de la butte. Toutefois, ce sont essentiellement les aquifères de la Crau qui alimentent le marais des Baux, car son niveau est situé sous celui de cet aquifère.

Quant à la zone palustre d’Arles, elle s’est formée lors de l’élévation du niveau des eaux dans la basse vallée du Rhône au cours de l’Holocène.

Les eaux du marais des Baux s’écoulent naturellement vers l’ouest par le passage de Barbegal, vers le marais d’Arles. Son alimentation est complexe, l’essentiel provenant des eaux souterraines provenant de la Crau et de la plaine du Rhône, bien davantage que par les aquifères des Alpilles. Les grandes inondations du Rhône arrivaient aussi jusqu’aux marais.

Au cours de l’Holocène, ces deux marais ont connu plusieurs fluctuations de leurs niveaux d’eau, en rapport avec des changements climatiques des derniers millénaires. Une période très humide est en effet détectée au début du Chalcolithique, autour de 2500-2200 ans avant JC; elle a engendré une première mise en place du plan d’eau, lié à l’accumulation de tourbe. Une deuxième période très humide est répertoriée au cours de l’Âge du Fer, entre 793 à 405 av. J.-C. La tendance s’inverse entre le premier et le troisième siècle après J.C., avec une période chaude et plutôt sèche. Au cours de cette période favorable, l’abaissement significatif du niveau des eaux a permis aux Romains, qui avaient créé une colonie sur le site de Arles, de drainer modérément les marais, de créer de petits étangs poissonneux et des prairies humides même au cœur de l’été, pour le pâturage des bovins. Les Romains ont aussi élaboré un système complexe de moulins fonctionnant par des aqueducs, du Rocher de la Pène vers le marais des Baux, afin d’alimenter la ville d’Arles en eau.

Passage creusé dans le rocher menant au seuil rocheux de Barbegal

Le climat s’humidifie à nouveau à la fin de l’Empire romain. Cette tendance très humide se poursuit durant le Haut Moyen-Age, autour des VIème-VIIe siècle. La remontée des eaux, générées par une climat plus humide, mais aussi par la détérioration des drainages romains, explique l’apparition de vastes étangs permanents d’environ 3m de profondeur. Au Xe siècle, à la fondation de l’abbaye de Montmajour en 949, les niveaux d’eau étaient encore très élevés, nécessitant des barques pour atteindre le rocher.

Texte affiché à l’abbaye de Montmajour

À la fin du Moyen Âge, les eaux des marais des Baux étaient arrêtées au niveau du seuil de Barbegal et où s’est maintenu un étang encore cité dans les archives du XVe et du XVIe siècle. Les textes indiquent que les marais fournissaient aux habitants qui vivaient sur les éminences rocheuses proches d’abondantes ressources : du poisson (dont la carpe, introduite à partir de l’Europe de l’Est), du gibier et des sites d’élevage du bétail.

Les assèchements

La gestion des eaux est ancienne, comme on l’a vu, datant de l’époque romaine. Les drainages reprennent au XII-XIIIe siècle, puis au XVIIe siècle, qui constituent un tournant dans la gestion des marais. On tente ainsi la poldérisation du marais des Baux en 1646 sous l’impulsion des techniciens hollandais (cf article introductif) mais des conflits éclatent. Le marais reste en place !

On voit encore à quel point le milieu était encore inondé et impraticable sur la carte de Cassini (cf carte plus haut). Les moines et les pèlerins se rendant au Pardon du 3 mai accédaient à l’abbaye en barque à fond plat en suivant les canaux dont la roubine du roi reliant l’abbaye à la porte de la Cavalerie à Arles. Des noyades sont régulières, certaines étant répertoriées dans les journaux locaux.

Jusqu’au XIXe siècle, les marais ont permis à des dizaines de familles de vivre de la pêche. Les poissons regorgeaient dans ces marais ! L’anguille est signalée dans les sites archéologiques proches, de même que la carpe, introduite à l’époque médiévale.

Le chaume coupé permettait aussi d’assurer le travail des vanniers qui travaillaient l’osier. De plus, la terre des marais servait à fertiliser les oliviers, abondamment cultivés dans la vallée. Les paysans arrachaient des plaques de boue, appelées moutouso en provençal, qu’ils déposaient au pied des oliviers pour leur conserver de l’humidité par temps chaud.

Les tentatives d’assèchement se poursuivent au cours du XVIIIe et XIXe siècle, au nom de l’hygiène, en invoquant les fièvres, mais surtout pour mettre la main sur des terres qu’on peut rendre fertiles, et surtout pour supprimer des zones de non droit, où se réfugiaient les réfractaires à la conscription sous l’Empire.

Le dessèchement de la vallée se concrétise en 1850 avec la création de canaux et de roubines qui recueillent le ruissellement gravitaire en un seul canal, celui de la vallée des Baux. Certains déplorent alors la baisse de biodiversité en oiseaux et en poissons. Toutefois, la beauté des paysages palustres subsiste encore, comme le prouve ce beau tableau peint par Vincent Van Gogh en 1888, Coucher de soleil à Montmajour :

Coucher de soleil à Montmajour, Vincent Van Gogh

Malgré ces travaux, les inondations n’ont pas disparu. En 1856, le Rhône a inondé tout son lit majeur entre Tarascon et la Camargue, incluant les marais.

La délégation impériale constate la catastrophe depuis une tour de l’amphithéâtre
(Gravure de M. Laurens ; archives départementales des Bouches-du-Rhône ; photo V. Montel)

Enfin, au cours du XXe siècle, en 1950 la gestion des eaux s’intensifie encore, par poldérisation des derniers étangs par mise en place de motopompes sous la responsabilité de la Compagnie nationale du Rhône. La région est divisée en plusieurs bassins indépendants de manière à assurer l’assainissement par le pompage des eaux basses ; l’écoulement gravitaire disparaît.

Système de pompage au cœur de l’ancien marais

Renaissance temporaire des marais en 2003

Et pourtant : lors de l’inondation millénaire du Rhône en décembre 2003, les marais sont à nouveau inondés, ainsi qu’en témoigne cette image satellite.

Vue globale de l’inondation de décembre 2003 entre Tarascon et la mer. Le marais des Baux correspond à la langue bleue au-dessus de Saint Martin de Crau.

Toutefois, le marais d’Arles n’a pas pu alors jouer pleinement son rôle en raison de la construction du canal de Vigueirat au nord d’Arles. Sur la photo ci-dessous, on voit les eaux du Rhône arrêtées par le canal.

Inondations de 2003 au nord d’Arles. On voit le canal de Vigueirat à droite, qui freine les eaux d’inondation qui devraient s’écouler davantage vers l’ancien marais à droite. Daniel Bounias, accessible sur internet

Depuis, un siphon a été creusé sous ce canal afin de diminuer la durée d’évacuation de l’eau et la partager de manière équitable vers les anciens marais.

Des paysages dégradés

Riziculture intensive dans le marais d’Arles.

Il ne reste donc pas grand-chose de la splendeur de ces marais, dont le visage actuel, à l’image des autres grands anciens marais de France, est consternant : une artificialisation à outrance par des réseaux de canaux aux eaux polluées, et une agriculture productiviste, cultivant céréales, vigne, fourrages artificiels et depuis quelques décennies, une extension de la riziculture. Les surfaces humides n’occupent même plus 500 ha, sous forme de prairies humides et de petites surfaces d’eau. Pourtant, cette zone humide non habitée pourrait retrouver son rôle bien plus aisément que celles proches des villes.

Que reste-t-il de la biodiversité d’antan ?

Le marais de Beauchamp

Aujourd’hui, les paysages la biodiversité ne se maintient donc que dans de modestes sites. Des marais d’Arles, totalement asséchés, il ne reste qu’un petit marais d’une centaine d’hectares, dont 23 ha protégés, le marais de Beauchamp situé à l’exutoire du bassin versant de la vallée des Baux et dernier vestige des marais d’Arles. Ajoutons à cela les quelques ripisylves spontanées à peuplier blanc et aulne, évoluant aux bords du canal des Baux.

La zone palustre du marécage d’Ilon : le dernier témoignage de la splendeur du passé

Cette photo et les deux qui suivent se situent dans la partie la plus humide de l’ancien marais (en partie dans la réserve de l’Ilon)

La partie externe aux marais, le long de la digue bordant le canal

Le long du canal et dans les milieux ouverts adjacents, les anciens marais ont été convertis en prairies humides par un réseau complexe de canaux.

La forme des feuilles attribue cette vigne à l’espèce sauvage.
Cette vigne a toute l’apparence d’une vigne sauvage
Ce rideau de vignes correspond à la vigne américaine ensauvagée, très répandue dans le sud de la France. Elle est située le long du même canal, mais plus loin.

La faune du marais de l’Ilon

Quant à la faune, la liste établie par le parc naturel régional des Alpilles indique, dans le marais de l’Ilon, réserve régionale, la présence de limicoles (vanneaux, bécassine, échasse blanche), héron pourpré, héron cendré, butor étoilé, et aigrette garzette, oies sauvages, diverses espèces d’oiseaux d’eau, passereaux paludicoles, rapaces inféodés aux zones humides comme le busard des roseaux…etc. On y trouve encore la cistude d’Europe.

Pour ma part, j’ai vu en une sortie ce mois d’août un rollier dans les champs, et une colonie d’aigrettes garzettes dans une prairie humide.

Mais le plus spectaculaire est la migration des hirondelles rustiques, qui se rassemblent dans le marais des Baux en grand nombre en automne. Ces hirondelles proviennent principalement d’un couloir allant de la Scandinavie du Sud au Sud de la France, en passant par les vallées du Rhin et du Rhône, selon une étude effectuée entre 2006 et 2019 par l’Association A Rocha France.

Migration des hirondelles dans le marais des Baux. Photo Internet

Ne devrait-on pas changer de stratégie ?

Peut-être aurait-il fallu profiter de l’inondation exceptionnelle de 2003 pour repenser la situation et faire renaître le marais d’antan, dans un site où les habitations sont très rares. Cela a été tenté, au vu des articles parus dans la presse.

En voici les passages les plus intéressants

Dans le cadre du type d’exploitation actuelle, le système d’assèchement constitue une obligation, or il est
coûteux à entretenir. Est-il économiquement viable? Les surfaces asséchées sont principalement consacrées aux grandes cultures, n’y aurait-il pas d’autres valorisations possibles ? En 2003, la vallée inondée a été belle, avec, comme autrefois, des milliers d’oiseaux d’eau qui ont séjourné au pied des Alpilles.

4 ans plus tard, on peut lire dans le livre sur les Alpilles (éditions Alpes de Lumière) la même incitation de la part d’un historien :

Il est aujourd’hui difficile de prédire l’évolution de ce qui reste du marais des Baux, sans cesse recréé par le ruissellement, sans cesse évacué par le drainage et les motopompes… les communautés locales prendront-elles conscience qu’il s’agit là du milieu touristique complémentaire du massif des Alpilles ? Acceptera-t-on de reconnaître sa fonction naturelle de déversoir des inondations du Rhône ?

Actuellement, les titres de protection prestigieux se superposent notamment l’intégration du marais des Baux dans le parc naturel régional des Alpilles en 2007 ainsi que dans le réseau Natura 2000, intégration du marais de Beauchamp au parc naturel régional de Camargue. En cliquant sur Google le titre suivant 
https://www.parc-alpilles.fr › … › Une nature exceptionnelle
: on peut lire un avis fort enthousiaste de la situation actuelle :

« Cette partie du territoire du Parc présente des caractéristiques écologiques, agricoles, paysagères hors du commun et en lien étroit avec le territoire voisin de la Camargue : présence de zones humides d’une importance biologique remarquable, zone de frayère de grande importance piscicole, champ d’expansion des crues du Rhône, zones agricoles riches et variées (grandes cultures, élevage, culture fourragère, etc.), secteur important pour la trame verte et bleue de liaison écologique entre les Alpilles et la Camargue. »

Très exagéré à mon sens au vu de mes propres observations ! Notons que le plus aberrant dans la gestion de ce marais asséché est que l’ensemble des sources qui s’étendent à partir des collines avoisinantes est pompé et envoyé à la mer via le Rhône ! En périodes de canicules à venir , ce serait bien plus judicieux de faire revenir le marais, même si les moustiques revenaient.


Références

  • Schnitzler-Lenoble, A., Arnold, C., Guibal, F., & Walter, J. M. (2018). Histoire de la vigne sauvage, Vitis vinifera ssp. sylvestris, en Camargue/Wild grapevine Vitis vinifera ssp. sylvestris in Camargue, southern France. ecologia mediterranea44(1), 53-66.
  • Bruneton, H., Lippmann-Provansal, M., Leveau, P., & Jorda, M. (1998). Le marais des Baux archéologie et paléoenvironnements. Méditerranée90(4), 31-40.
  • Froissart Y., Les anciens marais des Baux seront-ils remis en eau ?, Espaces naturels, avril 2010, n°30. Disponible sur : http://www.espaces-naturels.info/anciens-marais-baux-seront-ils-remis-en-eau
  • Rouquette J.M. et Bastié A. L’abbaye de Montmajour. Editions du patrimoine
  • Les Alpilles 2007. Editions Les Alpes de lumière

Laisser un commentaire