Tous les ans depuis 2013 jusqu’en 2020, date de l’apparition du COVID, j’ai rendu visite à Vadim Sidorovich, professeur à l’Académie des Sciences de Minsk à Belarus et chercheur spécialisé dans l’étude des interactions entre grands prédateurs. J’ai rencontré ce chercheur lors d’un séjour précédent, grâce aux relations amicales qu’il entretient avec la Réserve de Biosphère de Bérézinsky. Mon objectif était de me plonger dans l’univers fascinant des loups, encore abondants dans ce pays. La première fois que j’ai suivi Vadim dans sa recherche sur la reproduction des loups, et plus présisément quand Vadim m’a montré les traces laissées par les loups sur un chemin et le long d’une rivière, j’ai su que j’avais enfin trouvé ce que je cherchais désespérément en France: le sauvage à portée de main, dans les champs, le long des rivières et des canaux, et jusque dans les profondeurs de forêts. Ce choc a été suivi de bien d’autres encore lors de ce premier séjour: le fait qu’on puisse rencontrer des bisons dans des forêts (pourtant largement cultivées), des élans (quel majestueux animal !) partant lentement à notre approche dans les marécages. Je ne résiste pas ici au plaisir de montrer mes premières photos, prises pourtant comme on peut le voir à droite dans des forêts plutôt malmenées par les engins forestiers. A gauche une bisonne qui me regarde fixement, mais devant laquelle il faut rester prudent. Au centre, ma première tanière de loup !
Sur ces trois images ci-dessous, Vadim me montre l’empreinte d’un loup s’étant reposé le long d’un canal, et des traces de loup à côté de celles des voitures dans un chemin de terre.
Mes séjours à Naliboki
L’histoire de la forêt de Naliboki, Vadim la connait bien, autant celle de l’homme que son histoire naturelle. Vadim vit en effet depuis quelques années avec sa famille dans un hameau de la forêt de Naliboki. Cette forêt est située à 74 km de la capitale.
A l’époque où je l’ai connu, il commençait une nouvelle vie : abandonnant ses activités d’universitaire, il souhaitait faire de l’écotourisme dans cette vaste forêt de 1900 km², qu’il connaît depuis sa jeunesse.
J’ai pu voir au cours de tous mes séjours successifs entre 2013 et jusqu’à la crise du covid en 2020, une faune florissante et très riche, et surtout incluant la guilde presque complète des mammifères et des oiseaux, ce qui est unique pour une forêt d’Europe. Les mammifères y sont tous présents, en dehors de l’aurochs, disparu au XIVe sièle. On y rencontre bison, cerf, élan, sanglier, chevreuil, castor et pour les carnivores : ours, lynx, loup, blaireau, renard, loutre, castor, chien viverin (espèce exotique).
On trouve de temps en temps de grosses proies, dévorés qui disparaissent rapidement, dévorées par les sangliers, les renards ou les corbeaux.
Quant aux oiseaux la liste est longue : grue, cigogne blanche et noire, aigle pomarin, tétras lyre, grand tétras, cygne chanteur… Ses livres et ses observations, accessibles sur son site, nous livrent tous les trésors de cette forêt, et nous démontrent en fait ce qu’est une forêt en bon état de conservation, du moins pour la faune.
Grâce à son activité de protecteur de la nature et son aura de scientifique, il avait contribué il y a plusieurs années à protéger 900 km² de cette immense forêt, notamment en interdisant la chasse. En revanche, la forêt reste exploitée dans le reste du territoire par des coupes rases. Ces coupes sont laissées en suite à leur évolution naturelle durant près de 80 ans, période au cours de laquelle les usagers, qu’ils soient forestiers, chasseurs ou cueilleurs de champignons ou ramasseurs de bois d’élan, ne pénètrent que sporadiquement.
La reconquête végétale y est foisonnante. Avec le temps, ces anciennes coupes deviennent des places fortes pour la grande faune.
Une nature ensauvagée et peu accessible
Le vaste territoire de Naliboki est un ancien marais, qui a été drainé du temps de l’occupation russe. Depuis leur départ en 1990, la nature a repris le dessus: les canaux de drainage se sont souvent bouchés, faisant remonter l’eau dans le sol et les arbres qui avaient profité de cet épisode d’assèchement. La forêt apparait ainsi, dans ses parties les plus basses, très souvent sous l’eau. Cela profite bien sûr aux animaux sauvages, car personne n’y pénètre. Cette nature est entourée de forêts plus hautes où l’activité forestière est présente, et de plus en plus depuis peu.
La science que Vadim m’a prodiguée dans un tel milieu, seule ou avec des amis, et en dehors de circuits d’écotouristes, est prodigieuse. Il reconnaît toutes les traces, en déduit les comportements des prédateurs au cours de l’année, et leurs interactions multiples, que ce soit pour les partages de territoire de chasse ou de reproduction. Les caméras, qu’il place judicieusement en fonction des repères sur le terrain, complètent ses observations.
Ci dessous: un lynx marque de son urine un poteau aisément reconnaissable au numéro affiché. Après son passage, un cerf et un chevreuil sont captés par les caméras. On voit que les herbivores reconnaissent les limites du territoire de ce prédateur.
J’ai au le privilège durant toutes ces années de l’accompagner dans sa recherche des tanières de loups afin d’en dénombrer le nombre de portées. Cette recherche dure entre fin avril-début mai jusqu’à début juin, car les naissances s’étalent durant ces deux mois, mais en fait elle débute dès le mois de mars, bien avant la naissance des petits. Au cours du mois de mars, il inspecte les chemins pour y repérer les traces territoriales laissées par les couples reproducteurs, les grattages au sol et des crottes placées bien en vue pour avertir les autres couples.
Les traces, très nombreuses en avril, se font discrètes après la mise-bas de la femelle. Mais il subsiste celles du mâle qui parcourt les bois pour nourrir la femelle et les petits.
Repérer les tanières est donc tout un art. Vadim parcourt la forêt en voiture, puis s’enfonce dans les bois en suivant les traces, ce qui lui permet de déduire leur territoire de reproduction. Le suivre est difficile et épuisant. Il faut faire vite en plus, car dans ce territoire, vaste et surtout peu accessible,
Les parents utilisent de nombreuses tanières ou nids où ils déplacent constamment les petits.
Ce choix de multiplier les tanières (sans compter les « nids » qu’ils créent dans des buissons) est lié au fait que l’environnement est dangereux pour les petits loups.
Les grands herbivores et les carnivores (lynx et ours) recherchent les tanières pour tuer les petits, qui représentent pour les premiers des dangers futurs, et pour les deuxièmes de futurs concurrents. La lutte est rude pour un même territoire ! Mais les agressions sont réciproques. Ainsi, le loup récupère souvent un terrier de renard et de blaireau, en les expulsant avec leurs petits, puis en élargissant l’entrée.
Ces différentes espèces connaissent mutuellement leurs territoires par des odeurs déposées sur des aspérités de terrain, souvent des arbres, et que captent parfois les caméras de Vadim. Bison, cerf et élan reniflent aussi les tanières quand ils passent à proximité : si un petit de loup sort à ce moment, il est piétiné !
Les petits loups souffrent aussi des nuées de moustiques, de chaleurs trop fortes ; de dérangements par l’homme. Tous ces cas multiplient les possibilités de déménagement. Il arrive, lorsque la portée est trop nombreuse, que les parents oublient un petit. Il survit alors rarement tout seul.
J’ai eu la chance d’être présente deux fois, en 2014 et en 2019, lors de la découverte de tanières habitées par des petits loups. À chaque fois, les petits étaient âgés d’à peine une semaine. En 2014, j’ai eu le droit de porter les petits loups dans mes bras. Cela a été un grand moment pour moi. Mais par la suite, Vadim l’a interdit, car une seule fois, la femelle les a abandonnés. Nous avions le droit de pénétrer dans la tanière pour les prendre en photo, puis de partir.
Les observations faites par Vadim sont d’un grand intérêt et sont souvent peu connues. Ainsi, il a constaté que les femelles d’un groupe avaient chacune une portée. Souvent il s’agissait de la mère et de la fille, fécondées par le même mâle, qui était le père de la petite louve. Une réponse comme une autre aux persécutions que subissent les loups en dehors de la zone protégée. Mais souvent la portée de la louve fille ne réussissait pas car elle était trop inexpérimentée. Sauf si mère et fille finissaient par élever leurs petits dans la même tanière !
On trouve souvent, en parcourant la forêt, des déchets (plastique, pneu) dans des endroits retirés. Ils ont été apportés par les parents loups (ou renard) pour leurs petits, qui s’y font leurs dents.
Il arrive aussi que des portées contiennent des hybrides, lorsqu’une louve a été fécondée par un mâle, ou plus fréquent, une chienne est partie vivre avec un loup mâle, qui a tout d’abord tué le chien mâle du village. On reconnaît ces hybrides, qui s’intègrent parfaitement aux meutes, par des couleurs de robe différentes. Ces demi loups ont aussi un museau plus court et plus fin, comme la plupart des chiens de la région. En général, l’hybridation ne se produit que lorsque les loups sont trop persécutés et donc trop peu nombreux.
Quelques histoires de couples mixtes chien/loup ont été décrits par Vadim. Ainsi, une chienne est restée avec un loup mâle durant 4 mois (de janvier à avril 2016), dans une forêt située entre deux villages. Elle a donné naissance à ses petits dans la forêt, puis les a ramenés dans la cour où elle avait vécu auparavant. L’un des petits, hybride, a été adopté par Vadim et vit en ce moment avec eux. Sa compagnie est très agréable, quoiqu’il ait une fâcheuse tendance à tuer les chats.
Les loups peuvent aussi consommer des chiens, mais il faut pour cela des circonstances spéciales : soit par la raréfaction des proies, soit parce qu’ils sont considérés comme des concurrents dans un même territoire.
Ainsi, après le rude hiver de 2013-2014 où les proies sauvages (chevreuil, sanglier) avaient été victimes du froid, puis l’été suivant, d’une épidémie (pour les sangliers), les proies sauvages manquaient, et la proportion de chiens dévorés a alors atteint aussi 8% pour une meute.
Les tendances actuelles : l’expulsion des loups
Au cours des années, Vadim a constaté un déclin du nombre de portées, avec le retour progressif du lynx. En fait, les traces de loup disparaissent après le mois d’avril, et les recherches de petits sont de moins en moins couronnées de succès. Grâce à la pose de nombreuses caméras dans la forêt, à des endroits judicieusement choisis, Vadim a vu se dessiner l’histoire conjointe de ces deux prédateurs : le lynx recherche activement les petits des loups pour les tuer. Ce sera autant de concurrents en moins dans l’établissement des territoires et la quête des proies ! Il semblerait que le loup ait peur du lynx, car ses griffes acérées peuvent lui labourer le ventre. Quelques photos prises par les caméras prouvent ce fait : sur l’un d’elle on voit un bref combat entre loup et lynx, au cours duquel un lynx inflige une large blessure à un loup. Sur une autre, on voit un loup passer, apeuré, devant un poteau où le lynx a lancé un jet d’urine.
Sur plusieurs autres, on voit le lynx pénétrer dans une tanière de loup. Ces deux dernières années, les meutes reproductrices n’étaient plus que 3 alors qu’elles comptaient plus de 25 reproducteurs les années précédentes.
Depuis peu, l’ours revient à Naliboki, et Vadim a observé des indices de prédation de l’ours sur les petits loups.
Mais à l’inverse, le loup tue souvent les habitants de ses anciennes tanières, que ce soit le blaireau, le renard ou le chien viverrin.
J’espère bientôt revenir dans cette forêt qui continue à vivre sa vie bien loin des soucis des hommes, en espérant toujours que ce modèle de nature permettant l’épanouissement du sauvage, de l’ensauvagée et une présence constante de l’homme, puisse un jour servir d’exemples pour les pays plus à l’Ouest.
Références :
Regarder le blog de Vadim Sidorovich : toute sa recherche y est concentrée
Magnifique
Superbe texte, tellement captivant, quelle chance vous avez eue de marcher à ses côtés et découvrir une nature intacte ! Merci pour ce billet.
Magnifique… Merci
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