La forêt de Perucica en Bosnie Herzegovine : une des plus vastes forêts naturelles d’Europe

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Texte Annik Schnitzler. Photos Annik et Emmanuel Schnitzler

Ce petit voyage de quelques jours en Bosnie-Herzégovine, en août 2024, avait pour but de visiter une forêt de haute naturalité située dans une étroite vallée parcourue par la rivière Perucica, dans les Alpes dinariques. Cette forêt se situe plus précisément dans le parc national de Sutjeska, dans la région de la haute Drina, proche du Montenegro.

Vue sur la vallée de Perucica. Les forêts intouchées sont constituées de hêtre et sapin

Nous sommes arrivés sur place par la Croatie, à partir de Dubrovnik. Tout au long du trajet, qui dure environ 3h, se sont déroulés des paysages en friche (sans doute liés à la déprise agricole), avec quelques belles très jeunes forêts de chêne. La Bosnie a beaucoup endigué ses rivières, et nous avons longé quelques immenses réservoirs d’eau aux niveaux très bas en ce mois d’août. Ci-dessous : paysage de chênaie en friche ; réservoir d’eau de grande envergure, et vache marchant paisiblement sur la route nationale.

Ce n’est que vers la fin du voyage que le paysage a changé, avec l’apparition de hautes montagnes calcaires à pentes très raides et dont les arêtes rocheuses calcaires sont colonisées par des pins noirs.

En longeant la rivière de Sutjeska, la route principale (qui mène à Sarajevo) nous a menés à Tjentiste, d’où partent les randonnées à partir de l’hôtel local.

La forêt de Perucica 

Les forêts à haute naturalité, souvent qualifiées de « vierge » ou « primaire » selon les critères choisis, sont devenues rares dans ce pays, car elles ne couvrent plus que 0,3% de ce territoire. Ces forêts à haute naturalité étaient bien plus étendues avant la fin du XIXe siècle, avant la main mise durant 40 ans (1878-1918) par l’empire austro-hongrois. Il n’en reste en fait que quatre : Perucica, Janj, Lom, Trstionica, Plješevica (cf carte ci-dessous). Avec ses 1434 ha, Perucica, qui se situe tout proche de la frontière avec le Montenegro, dans les parties les plus élevées des Alpes dinariques (13040-1510m), est la plus étendue d’entre elles.

Le climat de Bosnie-Herzégovine intègre des influences méditerranéennes (surtout au sud, en Herzégovine) et continentales. La moyenne mensuelle des températures est de 3,3°C en janvier et 15°C en juillet. Les précipitations moyennes annuelles varient de 1400 à 1900 mm et les brouillards sont fréquents l’été dans les vallées. Les épisodes neigeux durent 4 mois en hiver dans les hautes montagnes.

Le brouillard s’étend par nappes lors de notre visite dans la forêt de Perucica

La géologie des montagnes visitées est celle créée par le calcaire et la dolomite dans les parties supérieures des montagnes, et à un mélange de grès acides et de schiste aux étages inférieurs.

Qu’appelle-t-on forêt primaire ou à haute naturalité ?

Cette forêt, présente les traits typiques des sites à haute naturalité : une grande richesse en bois mort, une architecture à plusieurs étages, formée par des arbres de dimensions très variées, et dont certains atteignent plusieurs centaines d’années, et une canopée dense et fermée, où la lumière ne parvient ici que grâce aux fortes pentes. Les seuls événements extérieurs qui font tomber les arbres sont liés au macroclimat (donc les coupes humaines sont exclues): ici, en montagne, ce sont les vents violents qui font tomber des arbres, ou la foudre, qui peut en brûler certains. La forêt se reconstitue naturellement dans ces trouées par la croissance des arbres en attente sous la canopée. La forêt à haute naturalité se définit aussi par la présence d’une faune riche incluant les espèces devenues rares dans l’environnement actuel : grands mammifères (ours, lynx, loup, élan pour la partie nord de l’Europe), des oiseaux et des insectes dépendant du bois mort (pics notamment). La liste est longue !!

Un autre facteur est la surface. Une forêt à haute naturalité doit couvrir plusieurs milliers d’hectares pour inclure les événements climatiques de toutes intensités et les animaux à grand territoire, sans que l’homme n’intervienne par la coupe ou la chasse. Ce critère décisif place la forêt de Perucica, qui ne couvre que 1400 ha, en dehors des forêts à haute naturalité. Toutefois, comme elle est intégré dans un vaste système forestier, semble-t-il faiblement exploité, elle peut mériter ce titre.

Notre visite en août 2024

Nous avons parcouru cette forêt, qui occupe les pentes au-dessus de la rivière Perucica, au cours de deux journées successives, en compagnie d’un guide agréé par le parc national de Sutjeska. Cette forêt n’attire pas foule, le tourisme semble très réduit dans la vallée, malgré un assez intense trafic routier dans la vallée parallèle, entre Tjentiste et Sarajevo.

La première visite nous a conduits à la cascade Skakavac, formée par la rivière Perucica. 5 heures de marche, dont une partie très raide, pour descendre à la cascade.

Cette cascade est spectaculaire par sa hauteur : 75 m de chute d’eau ! L’une des plus hautes cascades du pays. Les bas de pentes, très humides et couverts de débris rocheux, sont colonisés par les larges feuilles du Pétasite et d’une grande et belle fleur (Inula caucasica).

La deuxième sortie nous a permis de parcourir plusieurs vallons magnifiques, dont l’accès est limité pour les promeneurs (cf photo ci-dessous).

La forêt est dominée par le hêtre (Fagus sylvatica) et le sapin (Abies alba). L’épicéa (Picea excelsa) est plus dispersé. Les érables (Acer pseudoplatanus, quelques pieds de A. platanoides), l’orme glabre (Ulmus glabra), le frêne (Fraxinus excelsior), le tilleul à grandes feuilles (Tilia grandifolia) sont sporadiquement distribués dans la canopée, se concentrant dans les anciennes trouées.

Les arbres de la canopée impressionnent par leurs très grandes dimensions, entre 40, voire 50m pour le hêtre, et davantage (70m pour certains épicéas !!). Ce qui en fait une des plus hautes canopées de toute l’Europe !!

Les dimensions des arbres de la canopée signent une grande productivité du milieu, grâce à un climat de type continental où l’ensoleillement est très élevé (notamment à ces latitudes) et les nuits fraîches (ce qui réduit le processus de respiration nocturne). Un autre facteur favorable est la richesse des sols calcaires, comme en témoigne aussi la végétation herbacée.

Ci-dessous : l’architecture forestière est très complexe, et très riche en bois mort.

Ci-dessous : plusieurs photos montrant que différentes espèces d’arbres peuvent pousser les uns contre ou dans les autres. Sans doute mettent-ils en commun quelques parties de leur anatomie (écorce, racines, vaisseaux du bois). Photo 1: un hêtre a poussé dans le creux du tronc d’un vieux tilleul; photo 2 un hêtre et un frêne ont mi en commun une partie de leurs écorces; photo 3 un hêtre a poussé contre un sapin, faisant corps avec lui.

Les âges des plus vieux hêtres est de 500 ans au maximum, avec 90% de ces hêtres atteignant 424 ans ; les plus vieux sapins ne dépassent pas 350 ans (90% ont 312 ans). Le plus vieil érable sycomore a 350 ans, les frênes entre 253 et 331 ans, et l’orme entre 253 et 369 ans (Nagel et al. .

Ci-dessous trois gros arbres sans doute très âgés: photo 1 un sapin; photo 2 la cime d’un grand hêtre, photo 3 un poirier sauvage couvert d’un lichen Lobaria pulmonaria. photo 3: vieux poirier sauvage couvert de lichen

Cette partie de la forêt est dominée quasi exclusivement par le hêtre. Les arbres ont des dimensions très variées et les plus gros sont couverts de mousse et de lichen (Lobaria pulmonaria cf photo ci-dessous)
Lobaria pulmonaria sur un vieux hêtre. Ce lichen est fréquent dans les forêts naturelles

Les facteurs affectant la forêt sont les vents, qui peuvent créer quelques grandes trouées (supérieures à 0,5 ha). Ces événements sont relativement rares : tous les 90 à 500 ans ! Dans les trouées formées par ces grands vents, il reste des traces sur le long terme : abondantes mottes, arbres tombés pourris ou brisés à mi hauteur. Sur les épicéas tombés, de jeunes épicéas se développent grâce à des champignons mycorhiziens (qui vivent en symbiose avec les jeunes arbres, leur fournissant des éléments minéraux)(cf ci-dessous).

Les dernières tempêtes ont eu lieu entre 1950 et 1990. Ces grandes trouées sont aujourd’hui dominées par l’érable sycomore. Ces mottes sont visibles sur les deux photos ci-dessous. Les arbres colonisateurs ont environ 30 ans.

Les fonds de vallon de la forêt

De petits ruisseaux parcourent les vallons de la forêt de Perucica. La végétation y est particulièrement luxuriante, jusque sur les troncs tombés dans l’eau. Des orchidées arrivent à pousser sur les troncs couchés dans le gravier du ruisseau.

La faune

Mais la haute naturalité de la forêt ne se juge pas uniquement à la flore. Il faut également que la faune native y soit bien représentée. Il semblerait que ce soit le cas ici : les grands carnivores (ours, loup, lynx) y sont présents. L’ours atteignait 1000 individus en 2014 pour l’ensemble de la Bosnie.

Panneau affiché à l’hotel Mladosk sur la forêt de Perucica. La vie sauvage y est très riche.

Les ours parcourent la forêt, et y laissent des traces près des sources. Le chamois, le chevreuil et le sanglier sont présents. Les animaux dépendant du cycle du bois mort (insectes saproxyliques, qui dépendent pour vivre du bois mort ; et leurs prédateurs, les pics dont il y a 6 espèces sont bien présents ici).

Nous avons d’ailleurs fait quelques rencontres intéressantes avec la faune locale durant la première journée. Ainsi, une vipère ammodyte faisait le guet près d’une source. Cette espèce vit dans le sud est de l’Europe. Son venin est très puissant, 10 à 12 fois plus puissant que celui des vipères aspic. Cette vipère est restée toute la journée à attendre une proie. Le lendemain, elle avait disparu.

Cette vipère ammodyte est restée toute la journée postée sur cette branche de sapin face à une source

Nous avons aussi pu observer un pic tridactyle inspecter un tronc mort durant plusieurs minutes. Ce pic habite les forêts de conifère en bon état de conservation, riches en bois mort. Il a donc souvent disparu des forêts exploitées en Europe.

Pic tridactyle, photo Internet

Une troisième observation concernait les chamois : nous en avons vu deux parcourir les sous-bois.

Naturalité et histoire : pourquoi Perucica a-t-elle été préservée des activités humaines ?

La forêt de Perucica est restée quasi intacte : épargnée par les coupes, elle montre peu de marques de la présence de l’homme, du moins dans un passé récent. En effet, il existe quelques petits sites où l’homme s’est installé à la fin du XIXe siècle. Le pâturage sous forêt par les animaux domestiques parcourant les prairies d’altitude n’a semble-t-il pas eu d’incidence sur la forêt, car les animaux n’y pénétraient qu’en lisière. Mais les densités humaines faibles dans cette région n’ont sans doute pas permis la constitution de grands troupeaux.

Il faut dire que ces vallons étaient quasiment inaccessibles avant les années 1950, époque à laquelle la route actuelle a été construite. Et très vite après cette date, ce site a été strictement protégé. Il l’était d’ailleurs dès 1893 par l’empire austro-hongrois. En outre cette forêt n’a pas connu les abroutissements excessifs de ces trois dernières décennies comme les autres forêts de Bosnie, car les densités des grands herbivores ont été limités par la guerre civile en Bosnie et une chasse intensive. La forêt a été intégrée dans le parc national de Sutjeska après sa création en 1962.

La forêt de Perucica n’est pas une « rainforest » ni une forêt tropicale

Il convient ici de relever ici quelques erreurs qui fleurissent sur des sites internet. On peut y lire que Perucica est une forêt tropicale, une « rainforest », on la qualifie aussi de dernière jungle d’Europe, ou on lui attribue un âge de 20 000 ans ! Quelques fantasmes apparaissent dans la littérature : cette forêt, de dimensions pourtant modestes, serait en partie inexplorée, et constituée de 170 espèces d’arbres ! Autant d’erreurs liées à une mauvaise compréhension des forêts primaires tempérées d’Europe ou de la lecture des textes scientifiques.
En effet : cette forêt évolue sous latitudes tempérées (43° de latitude !); ce n’est donc pas une forêt tropicale ;  le terme de jungle qui s’applique en général aux forêts denses humides des tropiques ou aux forêts alluviales denses tempérées n’est guère justifié ici, car la densité végétale n’y est pas aussi élevée. Quant à l’âge de 20 000 ans, je ne comprends pas d’où sort cette idée absurde : il y a 20 000 ans, les plus hauts sommets des Alpes dinariques étaient couverts de glace. Certes, il existait quelques zones refuges limitées dans les vallons étroits où des arbres ont pu peut-être survivre, mais jamais une telle forêt n’a pu se maintenir durant cette période très longue de froid et d’aridité. La hêtraie sapinière a tout au plus 4000 à 5000 ans. Notons que la richesse en arbres n’atteint pas 10 : quelles sont les 170 espèces ?

Quant à rester inexplorée, c’est étonnant au regard des travaux scientifiques nombreux effectués dans la réserve, dont la surface n’est pas exceptionnellement grande. Mais il reste certes encore beaucoup à découvrir, comme par exemple, les raisons pourquoi l’if (Taxus baccata) n’est pas présent ici, alors que les conditions y sont hautement favorables.

La vallée des héros

La vallée des héros est proche de la forêt de Perucica. Une bataille célèbre, celle de la Sutjeska, y a eu lieu en 1943. 7000 partisans sont tombés dans cette bataille, une des plus sanglantes du pays. Un ensemble commémoratif œuvre du sculpteur Miodrag Zivkovic, y a été érigé près du village de Tjentiste, dans cette même vallée. Les restes de 3301 combattants y ont été enterrés dans un ossuaire, en 1958. Un musée et une maison commémorative ont été construits, mais semblent abandonnés (ou peu fréquentés) aujourd’hui. Un hôtel a été vandalisé en 1992 durant la guerre, et n’a pas été reconstruit. Des colonies d’hirondelles ont investi la ruine.

Ci-dessous : plusieurs évocations du passé de la Bosnie.

Photo 1 : une peinture de Tito, discrètement posée à l’arrière d’un petit restaurant ;

Photo 2 : la tombe d’un héros de la guerre de 1992 en pleine forêt de Perucica,

Photo 3 les photos de héros de cette même terrible guerre placardées sur les murs du centre de recherches de Tjentiste

Quelques images de la vie locale à Tjentiste

Quelques images saisies dans la campagne, témoignant encore d’une ruralité encre bien présente : les tas de foin artistiquement déposés sur les fourches ; et la vente de produits locaux sur les bords de la route

Un incendie s’est déclaré sur les sommets au-dessus de Tjentiste lors de notre séjour. Selon un guide local, les visiteurs bosniaques jettent leurs déchets partout, ce qui engendre des incendies, qui se propagent ensuite par le vent, comme c’est le cas ici. Selon ce guide, toutes les informations diffusées dans le pays contre ces pratiques désastreuses ne sont pas prises en compte par le public. Un travail de longue haleine reste donc à faire pour protéger ces joyaux forestiers.

Feu de pâturage sur les hauteurs de Tjentiste.

En conclusion

La Bosnie-Herzégovine est passionnante à découvrir, pour sa nature et l’histoire des hommes. J’admire tout particulièrement leur respect de la nature sauvage, qui a permis de conserver les grands carnivores et quelques forêts vierges remarquables !

Remerciements

Un grand merci au professeur Zoran Govedar pour ses conseils et son aide pour la visite de Perucica, et au professeur Dalibor Baillian pour ses renseignements sur l’histoire du pays et de l’if. Un merci aussi à Damien Saraceni pour la relecture du texte.

Quelques références

Hughes, P. D., Woodward, J. C., Van Calsteren, P. C., & Thomas, L. E. (2011). The glacial history of the Dinaric Alps, Montenegro. Quaternary science reviews30(23-24), 3393-3412.

Nagel, T. A., Zenner, E. K., & Brang, P. (2013). Research in old-growth forests and forest reserves: implications for integrated forest management. Integrative approaches as an opportunity for the conservation of forest biodiversity, 44.

Trbojević, I. LIFE DINALP BEAR PROJECT Workshop:„Managing bears across the Alps, The Dinaric Mountains and beyond”.

Cette publication a un commentaire

  1. R. Ponzo

    Un beau voyage qui me ramène une quarantaine d’années en arrière.
    J’avais noté les sapins morts qui cassaient de la même façon.
    Mon itinéraire m’avait conduit vers un sommet, le Maglic.
    Un pays magnifique un peu méconnu.

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