Quelques curiosités du Jura suisse : la falaise grandiose du Creux du Van, l’if millénaire de Crémines et les gorges du Seyon

Texte et photos: Annik Schnitzler

Le Jura est une région forestière, riche de quelques curiosités naturelles. Deux d’entre elles, situées dans le Jura suisse, méritent qu’on s’y attarde : la grande falaise et la forêt du Creux du Van, sur le territoire de la localité de Gorgier, dans le canton de Neuchâtel, en Suisse, et l’if de Crémines, commune suisse du canton de Berne.

Le Creux du Van

Situation du cirque du Creux du Van dans le Jura suisse. La rivière qui traverse le cirque rejoint la vallée de l’Areuse
Sur cette carte plus récente est indiqué le départ de la balade vers le fond du cirque à partir de la ferme Robert.

Le Creux du Van est une célébrité locale pour le spectacle grandiose qu’il offre au randonneur : celui d’un cirque glaciaire (soit une dépression en forme de fer à cheval entourée de versants raides voire verticaux, issue des activités érosives de glaciers durant les périodes froides du Quaternaire).

Ce cirque du Creux du Van est le plus grand du Jura, ouvert entre le nord est et l’est. Long de 2 km et large de 1 km, il est localement profond de 300 m (entre 1150 et 1450 m d’altitude au maximum) dans de spectaculaires barres calcaires très partiellement colonisées par des arbres (pin à crochet, alisier blanc, genévrier, bouleau) qui s’accrochent sur les replats et les fissures.

Intérieur du cirque du Creux du Van: la falaise verticale, les éboulis et la forêt dense

On accède au sommet des falaises par les Hauts Plateaux, parsemés de quelques fermes, de petites forêts d’épicéas et de hêtres, et de vastes zones de pâturages. J’y suis allée plusieurs fois, en toutes saisons. Au printemps 2023, par un temps beau mais froid, le givre avait couvert l’ensemble des paysages d’un beau manteau blanc. Un brouillard épais, montant du fond du Creux du Van, a rapidement envahi tout le paysage, comme on le voit nettement sur la troisième photo.

Pâturages des hauts plateaux

De retour en été, j’ai pu admirer toute la vallée à partir du haut de la falaise. On y accède à partir de la ferme Soliac (première photo ci-dessus). En montant vers la falaise, pâturée par une race locale de vaches, on voit qu’un très beau mur de pierre entoure tout le haut du cirque, construit en 1977. Quelques lambeaux de hêtraie rabougrie par les hivers rudes y sont maintenus, illustrant ce que serait ce haut de falaise sans les activités humaines : une ceinture continue de petits hêtres (1ère et 2ème photo). Sous la falaise (photo de droite) on voit que quelques arbres (pin à crochets, alisier blanc) réussissent à coloniser la falaise elle-même, dans les interstices et les replats. On voit aussi qu’une partie de la falaise s’est décrochée naturellement ce qui prouve que la régression de la falaise par érosion se poursuit.

Histoire géologique du site

La formation de la falaise est très bien expliquée sur les panneaux disponibles au niveau de la ferme Robert.

Le schéma ci-dessous donne les détails des différentes parties de la falaise.  

Au pied de ce cirque, s’étendent des éboulis dénudés, encore mobiles, et alimentés par la chute de pierres provenant de la falaise. Cet éboulis repose sur des marnes imperméables, où la végétation est rare, avec seulement quelques érables, en raison de l’absence de sol et d’eau et l’instabilité du substrat.

 Dans la moitié inférieure de ces éboulis, apparaît un sol organique relativement épais mis en place par une forêt d’épicéas, myrtilles, airelles, mousses et sphaignes. La végétation peut en effet s’y installer de manière plus durable.

Une curiosité écologique: des épicéas nains

La végétation de cette partie du cirque a quelque chose d’unique par la taille de certains épicéas, qui sont de très petite taille, tout en ayant l’âge des grands épicéas qui les entourent.

La partie centrale de cette photo montre de petits épicéas au milieu de grands arbres. C’est à cet endroit (entre autres) que se trouve le pergélisol.

Ci-dessous : aspect de la forêt naine sur pergélisol.

Le nanisme de ces petits épicéas a longtemps intrigué les chercheurs, qui finalement ont découvert qu’à 160 cm dans le sol, la température ne dépasse jamais 2°C même en été, et peut être localement en dessous de 0° degrés. En hiver, ces mêmes sols sont protégés par une couche de neige. En fait, ce qui empêche ces arbres de pousser est le manque de chaleur estivale pour les racines, qui réduisent leur capacité à prélever l’eau et les nutriments. On sent la présence d’un sol froid lorsqu’on s’approche des orifices qui séparent les gros blocs d’éboulis, par un courant d’air froid avec une température très basse pour l’été. Il s’agit donc d’une forme de pergélisol, qui dans les Alpes ne se forme qu’à bien plus haute altitude !

De ce creux sort de l’air froid

La présence de ce sol gelé a fait l’objet de plusieurs théories. On l’a attribué au manque d’ensoleillement de ce cirque, la présence de brouillards fréquents, qui créent un micro-climat froid permanent au fond du cirque. On a même avancé la théorie que ces sols seraient gelés par la présence en profondeur de lambeaux de glace massive datant de la dernière glaciation. 

Mais en fait l’explication est la suivante: une circulation d’air au travers de l’éboulis tout entier (Luauté et al. 2005). 

« L’air contenu dans la partie supérieure de l’éboulis, plus chaud et plus léger que l’air extérieur, a tendance à s’élever et à s’échapper. Ce phénomène contribue tout d’abord à maintenir une température élevée dans le sol de l’érablaie et d’autre part, il conduit à une aspiration d’air depuis la base de l’éboulis. Ce processus est d’autant plus efficace que l’air extérieur est froid. Ceci permet également d’expliquer les « pics de froid » observés dans la partie basse de l’éboulis : de l’air froid est aspiré dans le sol au travers de la couche de neige ! »

Ce conditions de froid même au cœur de l’été durent depuis le début de l’Holocène, il y a 10 000 ans, et succèdent à celles qui ont prévalu durant la dernière glaciation. En d’autres termes, ces sols sont gelés depuis des dizaines de milliers d’années sans jamais totalement dégeler. Un phénomène très rare pour les latitudes moyennes.

C’est cet air froid qui freine la croissance de la végétation à des endroits très localisés de l’éboulis, générant ces épicéas nains.

La présence d’eaux froides explique aussi la fraîcheur des eaux d’une fontaine située au fond du cirque, dénommée à juste titre : la fontaine froide.

Les forêts du fond du cirque du Creux du Van

Les forêts du fond du cirque évoluent sur un sol rocheux et sur des moraines (ce sont des blocs détachés de la falaise au cours de la dernière période froide, et qui sont transportés par les glaces). On peut y accéder par des chemins qui descendent à partir des hauts plateaux, ou par le bas, à partir de la ferme Robert.

Ces trois photos ci-dessus illustrent l’aspect hivernal de la forêt dans le cirque même. On voit que le sol est très rocheux, et que les arbres poussent parfois même au sommet des anciennes moraines !

L’Homme et le Creux du Van

Au cours des siècles passés et jusqu’au début du XXe siècle, la nature du Creux du Van a été profondément altérée par l’homme. La grande faune (ours, loup, lynx et grands herbivores) a disparu à partir du XVIIe siècle. Quant aux herbivores, ils étaient devenus très rares: en 1928, il ne restait que quelques rares chevreuils.

Le dernier ours a été exterminé en 1757 près de la ferme Robert. En voici le triste symbole

La forêt a elle aussi beaucoup souffert des coupes. En fait, elle avait presque disparu au XIXe siècle, non seulement au Creux du Van, mais aussi dans la vallée proche de l’Areuse. Les besoins en bois étaient en effet énormes, pour la construction des chemins de fer, le bois de chauffage (charbonnage) pour une population toujours plus nombreuse. Cette exploitation abusive des biens s’ajoutait à la destruction de la faune. En outre, les paysans exploitaient aussi les blocs erratiques, (qui sont des moraines transportées très loin de la falaise dont elles sont issues et qui restent en place après la fonte des glaces) en dessous de la ferme Robert.

Dès 1884, l’État de Neuchâtel a progressivement racheté les terres du Creux du Van, qui appartenaient à des propriétaires privés, et a reconstitué une forêt (plantations ? recolonisation naturelle ? cela n’est pas précisé). Celle-ci couvre actuellement 300 ha. Cette forêt est incluse dans une réserve, dénommée “La réserve du Creux du Van et des gorges de l’Areuse“, créée en 1972. Elle couvre 15.5 km². Mais seule la partie dans les éboulis est protégée intégralement. Le reste de la forêt est exploitée en futaie jardinée (un type de gestion excellent qui respecte la dynamique forestière naturelle en privilégiant les coupes d’arbres pied à pied).

Quant à la faune, elle est partiellement revenue, grâce à des protections, des réintroductions et une chasse raisonnable. Les réintroductions de faune faites au Creux du Van sont listées sur les panneaux. En voici les détails: tétras lyre en 1800, mais qui ne survivent pas; marmottes en 1897, 1903, 1905, 1973 qui semble avoir réussi, car j’en ai entendu lors de ma balade !; chevreuil en 1899, chamois en 1950 eet 1955 (qui semble tellement à l’aise qu’on en voit tout autour, même en bord de route (cf photo ci-dessous), bouquetin en 1965 et 1970 (très visibles dans certaines parties du Creux du Van, lynx (1974, 1975) qui toutefois est très rare. La réserve de chasse date de 1956.

Chamois photographiés le long d’une route proche du Creux du Van.

Quelques mots sur l’absinthe du Val de Travers, la porte d’entrée du Creux du Van

Je conseille à tout visiteur de cette jolie région d’aller visiter le musée de l’absinthe dans le Val de Travers, « porte d’entrée de la réserve du Creux du Van. L’histoire de l’absinthe est complexe, car ce breuvage a été autrefois interdit.  Il y a 100 ans, cette boisson d’origine suisse dénommée la “Fée verte” était célèbre car consommée par des artistes du XIXe siècle tels que Van Gogh ou Verlaine.

Ses effets nocifs (mortels) sont décrits dans “L’Assommoir » de Emile Zola. On a alors accusé l’absinthe de provoquer de graves dégâts cérébraux et de l’épilepsie, en raison de l’une des molécules de la plante d’absinthe, la thuyone. Le 16 mars 1915, l’absinthe a été interdite en France. Mais aujourd’hui, des études montrent que la thuyone n’est pas néfaste, les effets pervers de l’absinthe étaient dus à l’alcool, qui titrait de 42 à 72 degrés, et dont les gens abusaient.

L’interdiction de la “Fée verte” (ci-dessus tombée à terre) a provoqué une catastrophe économique sur le secteur de Pontarlier, capitale française de ce spiritueux anisé.

Les premiers produits français à base de plantes d’absinthe, réapparaissent en 1999. L’absinthe est localement utilisée pour parfumer les plats de poisson. Quant à moi, je recommande de goûter à la liqueur d’absinthe, absolument délicieuse.

Référence: Luauté, J. P., Saladini, O., & Benyaya, J. (2005, July). Toxicité neuropsychiatrique de l’absinthe. Historique, données actuelles. In Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique (Vol. 163, No. 6, pp. 497-501). Elsevier Masson.

Un arbre vénérable : l’if de Crémines

Une autre curiosité du Jura suisse est de partir à la découverte de l’if (Taxus baccata) de Maljon, sur la commune de Crémines. On voit sur la carte et la photo ci-dessus l’emplacement de cet arbre, à quelques kilomètres de ce village, perdu dans une forêt. Cet arbre vénérable a été épargné par les coupes qui ont affecté les forêts des alentours. L’if est devenu très rare dans toute son aire de distribution, de l’Angleterre à l’Iran,. en Suisse, l’espèce est au centre de son aire, et c’est là qu’il semble le plus abondant, du moins pour l’Europe

Histoire de l’if en Suisse

La Suisse, avec ses 1,6 millions d’individus estimés, est plus riche en ifs que la France et l’Espagne, qui en incluent respectivement 2,8 et 2,7 millions. Ramenés à l’hectare, la densité suisse est de 1,2 individu /ha pour des diamètres supérieurs à 8 cm, contre 0,16 et 0,15 / ha pour ces deux autres pays. Les ifs de Suisse se trouvent pour l’essentiel à basse altitude, entre 600 et 800m d’altitude, dans des hêtraies sapinières.

L’if s’observe surtout à l’est du Plateau, dans le Jura, en bordure des Alpes entre les lacs de Constance et de Thoune. L’IFN1 a ainsi pu confirmer que la plus forte concentration se situait en Suisse orientale autour du massif du Hörnli.  Plus de la moitié des ifs poussent entre 600 et 800 mètres d’altitude voire jusqu’à 1400 mètres, sur pentes raides et crêtes, en situation de zone refuge contre les coupes et la dent des herbivores, exposées au nord et nord Est.

Ces ifs sont donc tous jeunes, car la population s’est étendue après l’arrêt des pâtures entre 1800 et1850, couplé à l’extinction des herbivores sauvages par la chasse au début du XIXe siècle. Les vieux ifs sont donc très rares.

L’if a la particularité de vivre plusieurs siècles, voire millénaires, mais il pousse lentement, et lorsqu’il est détruit, il a du mal à revenir pour de nombreuses raisons: il faut des parents à proximité, car les individus sont mâle ou femelle ; les semis poussent lentement et sont sujets a l’abroutissement par les herbivores sauvages.

Les ifs sont donc non seulement rares mais très peu arrivent a un grand âge. Or, l’if de Crémines est âgé de 1500 ans au minimum, estime Patrick Gassmann, dendrochronologue au Laténium de Neuchâtel. Ce qui en fait sans conteste le doyen des forêts de Suisse ! Plusieurs articles lui ont été consacrés. Dans celui-ci on peut lire :

«  Le vénérable if de Maljon est situé dans une forêt assez dense. À l’origine déjà, il devait être entouré d’autres arbres. S’il avait poussé en bordure du petit pâturage qui se trouve en contrebas, il aurait été coupé depuis longtemps, car les paysans ont toujours redouté sa toxicité, propre à causer des ravages parmi le bétail. Les vaches sont friandes de ses branches et de ses fruits, mais les intoxications sont souvent mortelles. L’arbre de Maljonc possède un tronc particulièrement noueux, enroulé sur lui-même et en partie évidé, qui sort de terre comme un bulbe. »

L’if millénaire, entouré d’une petite barrière afin d’éviter le piétinement.

Ci-dessous : les photos montrent que cet if est fortement crevassé et creux. Il est également cassé au sommet.

Trouver cet if n’est cependant pas facile, car le sentier qui y mène est discret. Le long de ce même sentier, se trouve un pommier sauvage, qui en cet été chaud 2023, avait fait quelques pommes (première photo ci-dessous). Il y avait en outre d’autres ifs à proximité, nettement plus jeunes (deuxième et troisième).

Il existe aussi une jolie faille (la faille du Creux de glace) à proximité. On peut la longer par un sentier qui la domine (cf la carte ci-dessus).

Une forêt à haute naturalité dans les gorges du Seyon, entre Neuchâtel et le château de Valangin

Les gorges du Seyon sont une vallée encaissée et étroite où coule le Seyon, entre Valangin et Neuchâtel. Ces gorges ont moins de 4 km de long, pour environ 100 m de dénivellation. Elles abritent une importante route cantonale et un cheminement pédestre. 

Ci-dessous: le château médiéval de Valangin et ses remparts, et l’autoroute dans les gorges

Pourrait-on croire que dans cet environnement bruyant il y a ait encore une forêt naturelle, riche en bois morts, en gros arbres et à sous-bois d’if ? et avec des troupeaux de chamois en plus ! Et pourtant c’est le cas !

Sur les 40 ha que fait cette forêt sur le versant Est, 1000 individus d’ifs ont été comptabilisés dans la gorge, sur les replats juste au-dessus et jusque dans la partie supérieure de la forêt !

Ci-dessous: ifs dans la partie rocheuse au-dessus des gorges.

Les ifs sont nombreux sur les flans mêmes de la gorge et les parois rocheuses.
Traces d’une coulée de chamois, très présents sur les flans de la gorge. Ils sont régulés car deviennent trop familiers et représentent un danger pour les conducteurs de l’autoroute en contrebas. Ils sont sans doute aussi responsables de l’absence de régénération des ifs.

En conclusion

Ce petit voyage dans le Jura suisse m’a beaucoup appris sur les beautés de ce pays et sur son dynamisme en matière de protection de la nature !

Référence

Ellenberg H. 1988 Vegetation Ecology of Central Europe. University of Cambrige.

Remerciements

Un grand merci à Claire Arnold, qui m’a permis de découvrir le site unique du Creux du Van, et à Patrick Gassmann pour ses précieuses indications quant à l’if de Crémines. Un grand merci aussi à Damien Saraceni pour ses conseils sur le texte !

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