Les forêts naturelles dans les Vosges gréseuses

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L’empreinte humaine marque fortement les paysages forestiers actuels, notamment par la monotonie des plantations de conifères (sapin mais surtout épicéas), par l’absence de gros arbres et d’arbres morts, ou par les routes forestières démesurées et bien trop nombreuses.

Mais avant de décrire les conséquences méfaits de la sylviculture actuelle sur la biodiversité, penchons-nous sur les quelques beaux sites forestiers naturels qui ont subsisté entre Dabo et Donon (Vosges), dans des sites rocheux, des pentes raides, quelques forêts privées peu exploitées, ou des zones de recolonisation laissées à la nature après des tempêtes.

Les forêts en bon état de conservation : quelles caractéristiques ?

Pour estimer qu’une forêt est bien préservée, les critères suivants doivent être présents :

  • aucune espèce qui ne soit pas indigène (excluant donc pour les Vosges l’épicéa, le sapin douglas, le mélèze et toute autre espèce introduite par l’homme);
  • des arbres de tous âges et de tous diamètres, incluant de très gros individus ;
  • des arbres morts, debout ou couchés ;
  • une ambiance de sous-étage forestier dense, à lumière douce ;
  • une régénération discrète concentrée sur de petits espaces favorables, dans des petites trouées et sous la protection de bois morts ou tout autre obstacle à l’abroutissement des herbivores. C’est dire que la régénération naturelle est toujours modeste. Le facteur principal pour le renouvellement de l’écosystème, c’est le temps : les semis des espèces d’ombre (hêtre, sapin, if) peuvent rester longtemps en attente sous les grands arbres, parfois des décennies !

L’importance de la grande faune sera traitée dans un autre chapitre.

Un exemple de forêt primaire en Europe

Bois mort dans la forêt de Nera, Roumanie

Il n’existe plus de forêt primaire dans les Vosges, ni en France, ni plus largement dans l’Europe de l’Ouest. En revanche, il reste quelques belles reliques plus à l’Est, comme en Roumanie ou en Biélorussie, dont les forêts sont très semblables à celles des Vosges.

En Roumanie, la réserve intégrale de hêtres dénommée « Izvoarele Nerei Nature Reserve » s’étend sur 5000 ha sur les pentes sud des montagnes Semenic au Sud Ouest du pays entre 800 et 1400 m d’altitude. Cette forêt présente une canopée continue dense, où les trouées sont rares et petites de moins d’un demi-hectare.

Le climat est rude, avec hivers longs et neigeux, et étés chauds. L’espèce dominante est presque exclusivement le hêtre. Les arbres ont des âges très divers, atteignant parfois les 5 siècles. Certains individus de petit diamètre peuvent avoir 3 siècles. Dans le passé, cette forêt a supporté des sécheresses importantes, des hivers d’une grande rigueur (comme celui de 1709), sans jamais disparaître.

Forêt de Nera, Roumanie

En Biélorussie (ou Belarus), il existe encore de vastes zones de marécages et de tourbières à haut degré de naturalité : ces milieux sont souvent inondés et l’eau y est présente de manière permanente à quelques décimètres dans le sol. La seule espèce arborescente à supporter de telles conditions d’engorgement est l’aulne glutineux (Alnus glutinosa). Mais il tombe fréquemment après les inondations, comme on peut la photo ci-dessous.

Aulnaie marécageuse, Biélorussie. Cette aulnaie naturelle occupe tous les espaces inondables des rivières de la forêt de Naliboki.

Les arbres remarquables de la région vosgienne

Les arbres de grande taille qu’on peut rencontrer dans la région nous prouvent que la forêt vosgienne pourrait être bien plus imposante qu’elle ne l’ait actuellement, car on les coupe avant qu’ils n’aient atteint la vieillesse. Ces arbres, qui sont très rares, sont à répertorier, même ceux qui vivent en dehors des forêts (bords de chemins ou près des maisons).

En voici quelques exemples :

Un sapin près de l’auberge du Nideck mesure 2m67 de circonférence

Ce chêne sessile évoluant en forêt du Nideck mesure 3m22 de circonférence

Mais l’arbre le plus vieux connu des Vosges n’est pas le plus imposant: il s’agit ‘un if poussant sur un rocher dans le vallon du Nideck (cf article à ce sujet), qui a plus d’un millénaire !

La personne qui pose à côté de ce gros sapin extrait de la forêt à hauteur du Hengst en 1935, donne une idée des dimensions que pouvaient atteindre certains sapins avant l’ère de la sylviculture industrielle jusque sur les sommets.

Tout aussi remarquables sont les zones à bois mort et arbres cassés qu’on laisse sur place jusqu’à disparition complète dans le sol.

Zone protégée du Nideck, riche en bois mort

La hêtraie-sapinière 

Dans les Vosges et donc dans le secteur entre Dabo et Donon, l’association végétale dominante sur les pentes et les sommets au-delà de 500 m est la hêtraie sapinière. La part des espèces feuillus (le hêtre, mais aussi localement le chêne sessile et l’érable sycomore) est prédominante par rapport au sapin, sauf localement. On remarque une part importante d’arbres feuillus dans la canopée (hêtre pour l’essentiel, mais aussi érable sycomore, chêne sessile). L’épicéa, si abondant actuellement, devrait être très rare.

La canopée de la hêtraie-sapinière est riche en très gros arbres, qui ne laissent guère filtrer la lumière. Cette voûte continue d’un feuillage épais ne laisse filtrer que de la lumière diffuse, ce qui confère aux étages inférieurs de la forêt une ambiance douce, peu propice à un développement massif des sous-bois. Les sols sont épais et humides, peu fertiles car acides. L’ensemble de ces caractéristiques : canopée dense, feuillus nombreux, lumière indirecte diffuse, sols épais permettent de conserver une humidité constante, retardant les effets des périodes sèches estivales. La proximité de ruisseaux et l’abondance des pluies contribuent aussi à maintenir l’écosystème constamment humide. Dans de tels milieux, le sapin ne meurt pas, comme cela se voit partout ailleurs dans les Vosges.

Hêtraie sapinière en bon état de conservation, massif de la Sayotte (Abreschwiller).

La canopée naturelle de hêtraie ne comprend que de très petites trouées. Forêt de Saint-Quirin

Autres formations forestières

Les forêts sommitales

Ambiance hivernale sur la crête du Noll

Les forêts sommitales dominées par les mêmes espèces (hêtre, sapin ou épicéa) mais les conditions climatiques difficiles (vents ; longue période neigeuse ; gels tardifs) et les substrats minces ou absents sur les sommets rocheux expliquent qu’elles soient moins hautes et comprennent souvent des arbres tordus ou à plusieurs troncs (une réponse au stress) et des bois morts. On en trouve surtout sur la crête entre le Schneeberg et le Noll.

Reliquat de forêt sommitale de hêtre, avec individu à plusieurs troncs – crête du Noll
Hêtre à plusieurs troncs, forme typique des sommets
Le gel printanier qui survient après la période de débourrement des feuilles peut être très dommageable pour l’arbre. Le gel a ici bruni les feuilles des hêtres
Le gel printanier a gelé les fleurs et les feuilles de ce chêne sessile
Les épicéas du sommet du Grossmann sont de petite taille et tordus par le contexte rigoureux de ce sommet
Ancienne forêt d’épicéa sommitale, tombée par la tempête de 1999, lentement recolonisée par de jeunes épicéas. Les arbres morts mettent un temps important à pourrir.

Les aulnaies

L’aulnaie de la vallée amont de la Sarre rouge est d’une étendue importante, et en relatif bon état de conservation. Elle est entrecoupée de prairies tourbeuses ou très humides

L’aulnaie (Alnus glutinosa) marécageuse est une formation forestière rare en raison des activités humaines en bordure de rivière ou de zone inondable. En effet, elle n’ occupe que les fonds de vallon, s’étendant largement dans les vallées aval, notamment le long de la Sarre, Zorn et Hasel. Elles pourraient occuper de vastes surfaces si elles n’avaient pas été défrichées pour y implanter des praires et des pâturages. Mais lorsque les activités humaines cessent, l’aulnaie reprend vite ses droits, par une colonisation dense de jeunes aulnes. Les plus belles aulnaies, constituées d’arbres déjà âgés de quelques décennies, se situent dans la vallée de la Sarre rouge à hauteur de Lettenbach, et dans une moindre mesure celles de la Hasel avant Oberhaslach. Mais aucune de ces aulnaies n’atteint le niveau de naturalité des aulnaies de l’Est de l’Europe, il faudrait leur laisser quelques siècles encore !

Jeune aulnaie colonisant une ancienne prairie humide, vallée de la Sarre rouge

Les aulnaies sont régulièrement inondées en hiver et au printemps. En été, elles stockent l’eau accumulée l’hiver et la restituent à l’environnement proche.

Aulnaie marécageuse inondée en période hivernale, forêt de Schirmeck

Vers l’amont, en altitude, les aulnaies deviennent étroites et réduites à des liserés en bordure immédiate des cours d’eau. Elles sont souvent sacrifiées lorsqu’il s’agit de construire une route forestière en fond de vallon.

Aulnaie montrant différents faciès de recolonisation dans la vallée de la Hasel : en premier plan, vieille aulnaie ; en arrière plan, une jeune aulnaie prend lentement la place d’une ancienne prairie

Les forêts sur éboulis

La forêt sur éboulis à érable (Acer pseudoplatanus), tilleul (Tilia cordata), orme des montagnes (Ulmus montana) et un conifère, l’if (Taxus baccata) est une formation forestière rare, car inféodée aux éboulis à sols riches. On la trouve dans la région du Nideck, sur sols volcaniques.

La forêt du Nideck : lire l’article

Les chênaies sessiles

Le chêne sessile domine sur les sommets et pentes de l’ancien volcan du Nideck, car les sols sont secs et peu propices au hêtre. Il n’y a pas de référence naturelle de cette formation dans ce site volcanique, soumis à la gestion forestière, sauf su quelques crêtes du côté de Lutzelhouse.

Chênaie sessile protégée sur sol volcanique. Zone protégée de Rudebasse, Lutzelhouse
Source : Emmanuel Schnitzler

Les forêts sur tourbe

Elles sont encore plus rares, car les tourbières sont rares et sont pour la plupart déboisées, ou en début de recolonisation forestière après déboisement. Mais il en existe quelques-unes, dominées par le bouleau.

Cette petite forêt sur tourbes est constituée de bouleaux pubescents. Fermes du Schneeberg

Ré-ensauvagement : les forêts en recolonisation spontanée

Le massif du Donon est riche en anciennes plantations, issues des activités sylvicoles de l’époque de l’annexion en 1870. D’autres plantations d’épicéas sont plus récentes et datent de quelques décennies. Toutes souffrent actuellement des attaques des insectes saproxyliques (dévoreurs de bois), les scolytes. Ces insectes profitent de l’état de stress permanent causé par la plantation (arbres de mêmes âges, plantés trop serrés) pour se reproduire en masse et tuer les épicéas. Dans une forêt naturelle les scolytes ne prolifèrent jamais, car le stress de la plantation n’existe pas.


Cette photo montre une ancienne plantation datant d’un siècle, qu’on a laissé évoluer. Les épicéas qui ont recolonisé cette parcelle forestière sont venus naturellement. Si on laisse évoluer ce petit milieu, il se formera sans doute une petite forêt hétérogène avec des épicéas de toutes tailles et âges, mêlés de hêtre et de sapin. Cette forêt sera bien plus résistante aux événements climatiques à venir.
En attendant, les bois morts à terre offrent de multiples abris pour la faune, et pourraient abriter des portées de lynx, qui adorent les vieilles souches !

Conclusion

L’époque actuelle n’est guère favorable à la conservation des forêts naturelles, en raison d’une sylviculture agressive et intensive, qui perdure déjà depuis plusieurs décennies, et faisant suite à des plantations massives d’épicéas datant de l’époque allemande de la fin du XIXe siècle . L’essentiel des forêts du massif du Donon sont depuis cette éréduites à des plantations de conifères (surtout l’épicéa) et où le hêtre est devenu rare, parcourues de voies de circulation pour les engins forestiers lourds qui tiennent davantage de la route nationale que de modestes chemins forestiers. Dans un texte contexte, d’autant plus choquant qu’il devient dangereux avec les évolutions climatiques (canicules longues et fréquentes) vont favoriser les incendies.

Cet article a 3 commentaires

  1. Parrot

    Passionnant

  2. Jean-François Bron

    Très beau site ! Explications claires et convaincantes. Dommage que l’ONF n’écoute pas les scientifiques comme vous et Marie-Stella Duchiron afin de mieux préserver le patrimoine naturel. Leurs dégâts sont visibles même en « réserve biologique » comme celle de Longegoutte près de Rupt-sur-Moselle.

    1. Annik Schnitzler

      merci pour votre appréciation. Pourriez vous m’en dire plus pour Longegoutte, où je ne suis jamais allée ?

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