L’ours brun était l’un des larges carnivores les plus abondants en Europe durant l’Holocène. Par sa taille et sa ressemblance, paraît-il, avec l’homme, il est entré dans de nombreuses mythes et légendes. Puissant et courageux, il a aussi renvoyé au chasseur qui le pourchassait une image de lui-même plutôt flatteuse, mettant en valeur sa virilité, son courage et sa force. Malgré ces atouts, parce qu’il est dangereux, et s’attaque aux troupeaux non gardés, l’ours subit des persécutions depuis des millénaires, et n’est guère accepté dans les sociétés modernes. Des livres tout à fait remarquables témoignent de sa triste histoire (cf bibliographie).
L’ours est en voie d’extinction en France. Il y vivait partout, dans toutes les régions, pêchant les poissons dans les rivières et les fleuves, parcourant les montagnes, coexistant plus ou moins avec les sociétés humaines. Son histoire, que j’ai reconstituée par les données archéozoologiques et historiques, montre une extinction rapide dans les zones de plaine, plus lente dans les montagnes : XIVe siècle en Auvergne, XVIIIe siècle dans les Vosges, fin XIXe dans le Jura, début XXe siècle dans les Alpes, et fin XXe siècle pour la souche locale dans les Pyrénées.
Derniers témoignages de l’ours dans les Alpes françaises. Musée d’histoire naturelle de Grenoble. (remerciements à Philippe Candegabe, conservateur)
Tué par les pièges, le poison, la chasse avec armes à feu de plus en plus perfectionnées, encouragée par les primes d’élimination et le statut positif dont on pare le chasseur, l’ours s’est éteint au cours des derniers siècles, jusqu’au dernier. En effet, même la souche pyrénéenne, la dernière en France, qui a pu résister aux assauts des hommes, a disparu depuis peu. Fort heureusement, les associations de protection de l’ours veillent, assurant, par leur dynamisme, un timide retour de l’ours (issu d’individus importés de Slovénie). Je ne saurais que trop encourager les lecteurs à adhérer à l’Association Pays de l’Ours – Adet et de participer à leurs sorties dans les Pyrénées.
Ou ai-je rencontré l’ours ?
Mes rencontres avec les ours bruns ont été la plupart du temps été brèves, au hasard de mes visites dans des forêts qui en abritent encore. En Europe, j’ai pu observer en famille, dans un mirador placé à dessein devant une carcasse, une ourse et ses petits dans une forêt proche de Bugojno, en Bosnie, en 1989. Une seconde fois, en 1995, cela a été en Slovénie en forêt de Kocevje. Une autre rencontre, bien plus fugace, a été en Roumanie lors d’une visite dans la magnifique hêtraie sapinière primaire de 600 ha de Slatioara, dans les Carpates, en 1996. J’y ai entendu un ours détaler à notre arrivée. L’ours n’attaque guère les troupeaux quand j’étais dans ce pays, car ils sont gardés, et entourés de palissades bien denses.
L’ours est aussi présent à Belarus, où j’ai effectué plusieurs séjours en compagnie d’un scientifique, Vadim Sidorovich, entre 2013 et 2019, dans la forêt de Naliboki, à 200 km à l’ouest de Minsk. J’ai ainsi pu observer, en mai 2014, des bauges d’ours faite de branchages, trouvés en pleine forêt alors que la forêt ne contenait plus 2 individus
Par ailleurs, les pièges photographiques que Vadim a posés m’ont permis de visualiser quelques scènes avec un ours mâle qui rendait régulièrement visite à une ferme abandonnée du hameau de Barsucha. Il aimait à s’y frotter le dos aux pylônes électriques, sans doute séduit par l’odeur de goudron. En plus de l’ours, un couple de loups fréquentait l’ancien verger, attiré par les rongeurs et les pommes.
Un ours se grattant sur un poteau électrique, hameau de Barsucha (crédit photo : Vadim Sidorovich)
L’ours passe aussi dans le village de Polevski, à l’Est de Belarus, qui fait partie de la zone la plus contaminée par l’accident de Tchernobyl en 1986. A l’époque de notre visite, en 2016, un ours de passage avait laissé la trace de sa patte sur un papier peint d’une maison abandonnée.
En Italie
Plus récemment en Italie, en 2015, j’ai pu faire deux observations originales sur l’ours dans les Abruzzes : l’un passait régulièrement en bas d’un village, sans pour autant effrayer les villageois, habitués à leur présence ! L’autre observation a eu lieu lors du même voyage, dans les montagnes avoisinantes. Nous étions en train d’admirer à la longue vue un aigle qui attaquait un loup (sans doute une dispute à cause d’une proie) quand en nous retournant, nous avons vu un ours qui nous contemplait, à quelques dizaines de mètres ! Dérangé dans sa contemplation, il s’est enfui.
En Espagne
En 2021, j’ai pu observer à loisir les ours des monts cantabriques en Espagne nord occidentale, lors d’un voyage organisé par Philippe Huet de l’association Yuhina. Environ 350 ours occupent ces montagnes. Nous y avons observé, dans les Asturies, à plusieurs reprises une femelle avec ses oursons, à la longue vue, cherchant leur nourriture sur les hauteurs. Au soir du 1er juin, nous avons pu observer à plusieurs reprises une femelle e ses oursons dans la montagne derrière Villamonte, dans la vallée de Trubia. Une femelle et ses deux petits escaladaient les pentes très rocheuses, fourrageant dans les herbes et les buissons. Fait remarquable : la population locale vient les admirer en famille avec longue vue ! Exemple à suivre.
En Amérique du Nord
Mes plus fabuleuses observations d’ours bruns ont été faites en 2017 en Amérique du nord, au Sud de l’Alaska dans l’archipel de Kodiak.
La vingtaine d’îles de l’archipel de Kodiak s’étend sur 12 660 km² à l’est de la mer de Béring dans le golfe de l’Alaska, à 35 km du continent américain. La plus large, l’île de Kodiak, couvre environ 9 323 km². Au regard de sa latitude, l’archipel bénéficie d’un climat relativement doux (température moyenne de 1 °C en hiver et 12 °C en été). Les précipitations sont importantes toute l’année (1 500 mm par an), le ciel nuageux et les brouillards fréquents, mais la neige n’est persistante qu’à haute altitude, où subsistent de petits glaciers.
Les basses altitudes du nord de l’archipel sont couvertes de forêts denses pluviales, dominées par l’épicéa de Sitka (Picea sitchensis). Cet épicéa s’étend naturellement, à raison de 1,5 km par an, vers le sud de l’archipel. Cette avancée entamée il y a quelques millénaires est sans doute accélérée par le réchauffement climatique actuel.
L’ours de Kodiak
L’archipel de Kodiak, au sud de l’Alaska, est connu pour ses ours bruns géants (Ursus arctos middendorffi), considérés comme les parmi les plus grands carnivores terrestres actuels. Leur taille impressionnante est même supérieure à celle des grizzlis (Ursus arctos horribilis) du continent tout proche et un peu inférieure à celle de la population de Kamtchatka en Russie septentrionale.
C’est par le pont de la Béringie, actuellement sous les eaux, qu’un ancêtre de l’ours brun a pénétré en Amérique du Nord à partir de la Sibérie, il y a environ 250 000 ans, donnant naissance à la branche des ours actuels d’Alaska. L’ours a emprunté des radeaux lorsque le niveau de la mer était plus bas, avant la déglaciation, peut-être en suivant des bancs de saumons. La remontée des eaux a ensuite empêché tout échange avec les ours du continent. Ainsi isolée depuis 11 millénaires, cette population a évolué génétiquement et morphologiquement. Leur face est plus aplatie que celle des ours continentaux, mais surtout, ils sont devenus géants, sans doute par dérive génétique et conservation de ce gène du gigantisme, grâce à la faiblesse de la population fondatrice. Ce caractère présente des avantages certains (décourager les prédateurs ou aider à lutter contre le froid), mais il suppose que le milieu fournisse une grande quantité de nourriture. Ce qui a été le cas sur cette île bénie, où des milliers de saumons du genre Oncorhynchus appartenant à six espèces différences remontent les rivières de la côte Pacifique nord pour s’y reproduire. Leur fécondité est 100 fois supérieure à celle du saumon de l’Atlantique (Salmo). Les ours ont accès ici à une moyenne de 3,8 kg de saumon par jour dans la partie nord, et jusqu’à 14 kg dans la partie sud-ouest. Cette abondance périodique en protéines et graisses animales, dont profitent tous les prédateurs de l’île, arrive pour l’ours à point nommé avant la période d’hibernation. Leur prédation n’a que peu d’incidence sur la survie des saumons, qui ont en général déjà frayé, et sont en état de sénescence avancée.
Par ailleurs, la présence dans le sud de l’archipel de prairies d’altitude riches en buissons fruitiers augmente la capacité alimentaire des habitats au bénéfice des ours, qui ne connaissent sur l’archipel aucune espèce herbivore ou carnivore de taille équivalente. Les ours se nourrissent aussi par cannibalisme : à la sortie de l’hibernation, les mâles suivent les femelles affaiblies par le jeûne hivernal, attendant une occasion pour dévorer leurs petits (le nombre moyen d’oursons par an est de 2,6 avec une portée tous les 3,5 ans). Selon les sources, ils pourraient ainsi tuer 40 à 60 % des oursons.
Mes rencontres avec l’ours de Kodiak : une soixantaine d’observations en 10 jours (2017)
Je me suis offert le voyage de ma vie, en compagnie de deux spécialistes et protecteurs des ours, Harry et Brigid Dodge. Ils vivent dans la petite île d’Aleut Island, située au milieu d’un grand fjord de la baie d’Uyak et font de l’écotourisme, guidant des touristes motivés dans une partie de l’archipel où aucun humain ne vit, n’y pêche et n’y chasse depuis sa protection en 1941. Il est fascinant de voir que les seuls sentiers sont les pistes créées par l’animal, parcourant depuis des générations les vallées et les bords de lagune et de rivière.
Harry a la passion de l’ours. Il nous guide avec un fusil, qui n’est pas chargé. Le petit groupe que nous étions a peut-être couru quelques risques, mais quelle belle aventure !
Les observations de la faune sauvage, des saumons aux aigles et aux ours, et aux loutres de mer ont été nombreuses. Celles avec l’ours étaient journalières : petits en train de jouer, groupes d’ourses avec petits en train de pêcher les saumons ; ourses en train de remonter les rivières.
Les plus fabuleuses ont été celles d’une ourse passant très près avec ses oursons, et qui m’a fixée un moment, alors que j’étais tapie sur un tronc d’arbre couché. Puis elle a tourné la tête et est repartie avec ses petits, qui sautaient derrière elle. La deuxième, a été la rencontre très rapprochée avec un jeune mâle, intrigué de notre présence en bordure de son territoire de pêche. Réfugiée derrière un gros rocher, j’ai risqué un œil vers la lagune et me suis retrouvée presque nez à nez, avec sa tête ébouriffée et pleine d’eau.. Il s’est enfui lorsque notre guide, un peu plus loin, s’est levé.
Coexister avec l’ours
Ces ours géants coexistent avec les sociétés humaines depuis près de 7 500 ans. Ils vivent toujours sur cet archipel, malgré les contraintes d’une telle cohabitation avec les activités humaines. Les habitants les respectent et en sont fiers. Ils en tirent aussi un profit substantiel, que ce soit la chasse strictement contrôlée ou l’écotourisme.
En Europe, certains pays sont plus tolérants que d’autres pour une cohabitation avec l’ours, mais cela n’est pas suffisant pour sauver l’espèce à long terme.
À quand une Europe réensauvagée ???
Références
- Cochet G. et B. 2020 L’Europe réensauvagée. Vers un nouveau monde. Actes Sud, Mondes sauvages
- Marion R. 22018 L’ours l’autre de l’homme. Mondes sauvages, Actes Sud
- Mercier J.P. 2010 L’Europe des ours. Editions Hesse
- Pastoureau M. 2007 L’ours, histoire d’un roi déchu. Seuil.
- Planhol de X. 2003 Le paysage animal. L’homme et la grande faune : une zoogéographie historique.
- Schnitzler A. 2018 Les ours géants de Kodiak – Rapports mitigés avec les humains. Courrier de la Nature, 68.numéro spécial