Après l’explosion d’un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine survenue le 26 avril 1986, Belarus (ou Biélorussie) a été le pays qui a subi les plus graves retombées radioactives suite à la direction des vents à l’époque : 23 % de son territoire ont été contaminés ! La zone la plus contaminée, qui a reçu 90% des émissions radioactives (soit 30 % de césium, 70 % de strontium et 97 % de plutonium), a été la zone frontière entre Belarus et Ukraine, séparée par la rivière Pripyat.
À la suite de la mise en place d’une zone d’exclusion de 4000 km² et le déplacement de 22 000 personnes, a été instaurée la réserve de Poleski. Le tourisme y est interdit, à la différence de la partie contaminée ukrainienne, et seuls des scientifiques, des journalistes ou des spécialistes du nucléaire peuvent pénétrer au cœur même de Poleski.
Instituée en 1988, cette réserve couvre un peu plus de la moitié de la surface de la zone d’exclusion, soit 2 160 km2 (65 km du nord au sud et 72 km d’est en ouest). Actuellement, seule subsiste la radioactivité due au césium 137, dont la période (temps nécessaire pour que son activité diminue de moitié) est de 30,2 ans. Celle due au césium 134, émise en quantité équivalente lors de l’accident, a quasiment disparu car sa période n’est que de 2,4 ans, la radioactivité subsistant étant de moins de 1/100 000ème égale à la contamination initiale. Certains radionucléides toujours présents ont une durée de vie très longue, comme le plutonium 239 avec une période de 24 110 ans !
Une visite en 2016
J’ai été invitée en automne 2016 à en visiter les lieux grâce à Jean-Claude Génot, alors chargé de mission au Parc Naturel Régional des Vosges du Nord, qui venait alors souvent en Belarus, suite à une coopération internationale dont il avait été l’initiateur entre la Réserve de Biosphère de Berezinsky et la Réserve de Biosphère des Vosges du Nord. Pour cette visite sortant de l’ordinaire, nous étions trois français : Jean-Claude, son fils François et moi-même. Nous étions accompagnés de l’ornithologue de la réserve de Berezinsky, Youri Bogutski, et de trois membres de la réserve de
Poleski : un zoologue, Valery Dombroski, zoologiste, accompagné d’autres collègues, dont Maxim
Kudin, responsable du département d’écologie végétale, et Sacha Apanasuk, notre chauffeur.
Nous étions très intéressés par l’état de lieux dans cette réserve après 30 ans de libre évolution, sur des territoires qui avaient été habités et utilisés durant des siècles. Cette nouvelle nature, qui s’installe spontanément après des usages, nous l’avions qualifiée de « férale », utilisant ce terme jusque-là attribué aux espèces animales domestiques qui s’ensauvagent (du latin ferus, a, um : sauvage). En effet, si l’animal s’ensauvage, le végétal le fait également, et plus largement, n’importe quel écosystème.
Bien entendu, la visite de la réserve nécessitait quelques précautions, car les radiations varient fortement, parfois sur quelques mètres seulement. Il fallait donc éviter les zones les plus radioactives, en y restant seulement quelques minutes. Ces zones sont répertoriées et reportées sur une carte précise des degrés de radioactivité. Interdiction bien évidemment de toucher le sol, les arbres ou les murs des maisons, de s’asseoir par terre. Un compteur Geiger, amené par Jean-Claude, était là pour nous en convaincre !
Des paysages humanisés, puis ensauvagés
Nous avons été fortement impressionnés par l’ensauvagement des lieux, qui correspondait à ce qui était écrit dans les journaux français. Les villages abandonnés depuis une trentaine d’années étaient devenus des lieux riches en biodiversité : les lianes (notamment le houblon) échappées des anciens potagers, entouraient les poteaux électriques démantelés, les arbres des vergers, rentrant dans les maisons par les toitures effondrées. En fait, les endroits les moins ensauvagés sont les cimetières. Car les 22 000 habitants qui vivaient ici peuvent revenir trois fois par an pour honorer leurs morts. Les cimetières, bien entretenus et fleuris, semblent défier les villages en ruine.
La faune sauvage était omniprésente. Dans les rues, ce n’était pas les poules que notre véhicule effarouchaient, mais des tétras lyre !
Dans les maisons, on y décelait des indices de présence de renard, de martre, de chien viverrin, de blaireau (qui gîtaient sous les planchers et dans les caves). Les oiseaux faisaient leur nid dans les embrasures de porte, le hibou grand-duc nichait dans quelques greniers. Le comble a été les traces laissées par un ours de passage attiré par les abeilles sauvages installées dans une maison. L’empreinte de sa patte avait marqué un morceau de papier peint.
À l’intérieur des maisons, on visualisait mieux la précipitation du départ des villageois par des vêtements abandonnés, de la vaisselle empilée, mais aussi les pillages ultérieurs, par les meubles cassés, et les planchers défoncés. Certains meubles ou boiseries ont été vendus dans le pays par ces voleurs, en dépit de leur contamination. Au milieu de ces ruines, restent parfois un jouet d’enfant, une machine à coudre, un manteau poussiéreux ou des chaussures.
Les écoles aussi ont été pillées. Dix ans après l’explosion, des élèves sont revenus dans leur ancienne école, et y ont vu les murs désagrégés, les fenêtres détruites, la salle jonchée de débris de matériel scolaire et de pupitres cassés. L’un d’eux a écrit à la craie blanche « nous reviendrons » sur le tableau noir.
Cette phrase touchante symbolise le désarroi des habitants arrachés à leurs villages pour partir
loin, parfois jusqu’à Minsk la capitale, où ils vivent regroupés dans des quartiers, eux que l’on
nomme les « tchernobyl ».
Quant aux campagnes alentour, envahies par les hautes herbes et les buissons, ce n’étaient pas des vaches qui nous observaient, mais des élans ! Le chauffeur, Sacha, a vu détaler trois loups dans un de ces champs.
La rivière Pripyat, qui fait frontière, s’est aussi ensauvagée : son cours sinueux englobe actuellement des îles qui se sont reboisées, et les bras morts se sont multipliés avec les inondations hivernales. Cette rivière est la partie la moins radioactive de la réserve, car les inondations printanières et le courant ont entraîné les sédiments radioactifs vers l’aval.
En revanche, les sites les plus contaminés étaient les zones humides et les grands marais, que nous traversons à vive allure. Pourtant on y voyait des aigles planer.
Un milieu sous haute surveillance
Ce milieu reste sous haute surveillance, ce qui nécessite un personnel relativement nombreux (750 personnes) vivant autour de la réserve : gardes, forestiers, bûcherons, pompiers, scientifiques qui suivent l’évolution de la radioactivité dans les sols, les eaux, la faune et la flore, personnel administratif, ouvriers et chauffeurs. Ils contrôlent les entrées de la réserve, patrouillent en voiture sur les routes et en bateau sur la rivière Pripyat, protègent les environs des poussières radioactives contenues dans le sol. Pour cela, il faut éviter les incendies, ce qui nécessite la création et l’entretien de pare-feu, de réservoirs d’eau, l’obturation des anciens canaux de drainage pour faire remonter la nappe.
La surveillance des incendies s’effectue depuis les nombreuses tours d’observation de 25 m de haut.
Poleski, une réserve écologique
Les données récupérées lors de notre visite en 2016 démontrent que cette réserve est devenue la plus grande réserve écologique de Belarus, car elle inclut de nombreuses espèces inscrites sur liste rouge en Europe.
Comme le pygargue à queue blanche qu’on a vu planer au-dessus de la partie la plus contaminée ; l’aigle criard, l’aigle pomarin, le hibou grand-duc et la chouette lapone. Tous ont vu leurs effectifs
augmenter depuis l’abandon des lieux par l’homme. L’inondation artificielle des champs a
attiré la plus grande population de cygnes chanteurs de Biélorussie. Parmi les autres espèces
présentes : le butor dans les immenses roselières, le guêpier d’Europe dans les rives sableuses
de la rivière Pripyat, le râle des genêts dans les marais et la cigogne noire dans les forêts
nouvelles. Le bruant ortolan, un petit passereau devenu rare en Europe occidentale, niche ici
dans des milieux atypiques comme des prairies inondables parsemées de chênes et de saules
de la vallée de la Pripyat. La cistude ou tortue des marais trouve à Poleski les milieux qu’elle
affectionne (fossés, canaux, cours d’eau) et elle compte ici ses plus importantes populations
du pays avec plusieurs dizaines de milliers d’individus.
Ces espèces sont devenues plus fréquentes depuis l’abandon des lieux, mais nul n’ignore cependant l’impact réel des contaminants sur leur survie à long terme. On y a même introduit de nombreuses espèces, comme le bison, en 1996 (116 individus en 2015 ; les animaux évoluent librement, mais sont nourris en hiver). Des chevaux de Przewalski (deux groupes d’une vingtaine d’animaux) venant d’Ukraine vivent aussi dans la réserve.
Le loup est présent ici mais en fait il est présent partout à Belarus. Il est chassé dans la réserve, car considéré comme nuisible, alors qu’il n’est donc probablement pas plus abondant qu’ailleurs.
L’abondance de la faune sauvage après l’accident nucléaire s’explique parce que la pression humaine avait disparu, comme elle le ferait n’importe où ailleurs, à condition bien sûr qu’il reste encore les espèces en question dans ce même territoire ! Les travaux faits sur place ont montré que la résistance de cette faune aux contaminations était variable, dépendant du régime alimentaire et du degré de contamination de leur habitat, et aussi de leur durée de vie potentielle. Mais je n’ai guère trouvé d’articles récents sur le sujet.
En conclusion
Poleski reste une nature fortement contaminée, et dont l’ensauvagement, intéressant pour la biodiversité et le retour des habitats d’une faune devenue rare, ne peut compenser l’omniprésence d’une radioactivité toujours présente, invisible, et dangereuse pour des siècles.
La situation politique actuelle, menaçante pour toute l’Europe, est en train de remettre ce drame biélorusse et ukrainien sous les feux de la rampe. En effet, à l’heure d’aujourd’hui, si les Russes sont partis dès avril de Tchernobyl, ils ont bombardé récemment une autre grande centrale nucléaire d’Ukraine située plus à l’est et une explosion d’un réacteur suite à l’envoi d’un missile engendrerait une autre catastrophe nucléaire.
Références
- Génot J.-C. et Schnitzler A. 2017 La réserve irradiée de Poleski. Quand radioactivité rime avec féralité. Le Courrier de la Nature n° 303 mai-juin : 33-38.
- Schnitzler, A. & Génot J.C. 2020. La nature férale ou le retour du sauvage. Jouvence.