Les Cévennes forment un monde à part par l’étendue de ses forêts ensauvagées constituées d’une espèce non indigène, le châtaignier. Mais cette espèce pourra-t-elle subsister à long terme dans un tel contexte ? ou sera-t-elle éliminée par les chênaies qui reviennent en force ?
Les Cévennes, une entité à part dans le Massif Central
Les Cévennes se situent à l’extrémité sud est du Massif Central. La définition actuellement retenue par l’explorateur et spéléologue Martel est la suivante : la « région Cévennes » correspond aux massifs schisteux et granitiques, situés entre le Mnt Lozère (1699m) au nord et le Mont Aigoual (1565m) au sud ouest.
Le socle des schistes et granites (qui caractérisent ici le socle hercynien) forme un relief disséqué avec crêtes étroites et vallées profondément ravinées, notamment par la violence des orages d’intersaison (orages dits cévenols, susceptibles de générer des crues de type torrentiel). Les Cévennes incluent aussi quelques bassins houillers.
La situation des châtaigneraies
Les Cévennes sont très favorables à la culture du châtaignier, espèce thermophile exigeant un haut degré d’humidité. Les températures moyennes à l’année sont de 14°C (de 4°C en janvier à 24°C en août), et il pleut 1284mm sur l’année, avec un minimum de 70mm en août et un maximum de 165mm en novembre. Les sols acides conviennent également à cette espèce qui évite le calcaire.
La superficie de ces châtaigneraies monoculturales cévenoles était au XVIIIe siècle évaluée à 60 000 – 80 000 ha. En France, la totalité de ces cultures est 750 000 ha dont 340 000 en culture pure.
Ci-dessous: surface des châtaigneraies dans les Cévennes (Boissier et Molines 2021)
Ci-dessous : paysages de châtaigneraies cévenoles
Le châtaignier, une histoire naturelle complexe
C’est un arbre à feuilles caduques, atteignant 30 à 35m à l’âge adulte, et pouvant atteindre jusqu’à 500 ans. L’espèce est donc capable d’occuper les étages supérieurs des forêts.
Ci-dessous: photo 1: châtaignier Prats du Périgord, 300 ans (Arboretic.com photo Internet). Photo 2: gros châtaignier dans une friche à Vialas Cévennes, Lozère; photo 3 très gros châtaignier dans les Cévennes ardéchoises, près du château de Castanet, Valgorge
Ses fleurs sont soit mâle soit femelles mais ne peuvent s’autoféconder sur le même individu. Elles se développent de fin juin à juillet. Les fleurs mâles produisent un pollen abondant. Les fleurs femelles sont pollinisées par le pollen d’autres individus, qui s’y dépose par le vent ou les insectes. Mais le châtaignier est également doué d’une grande capacité de reproduction végétative. Les animaux comme les ours et les sangliers, ainsi que les humains, contribuent à la dispersion des graines.
Ci-dessous le fruit du châtaignier dans une capsule épineuse.
Le châtaignier ne se développe que dans les sols acides et profonds. Son optimum est le climat tempéré chaud, avec une température moyenne de plus de 10°C durant 6 mois mais aussi humides (entre 600 et 800 mm par an). Sa sensibilité aux gels précoces au printemps le rend peu apte à vivre en climat continental. Les semis en particulier craignent les périodes sèches durant l’été.
Les stratégies de vie du châtaignier sont complexes: il s’agit d’une espèce à longue durée de vie (plusieurs siècles) ce qui le classe comme les espèces des fins de successions forestières, vivant dans les canopées des vieilles forêts. Mais il lui faut de la lumière et peu de concurrents naturels quand il est jeune. Sa seule stratégie est alors de pousser vite dans des trouées où la lumière est suffisante. Ce type de stratégie correspond aux arbres pionniers à vie courte comme les peupliers ou les saules . Dans les milieux forestiers naturels où les trouées sont rares et souvent petites, il est donc naturellement rare.
Dans l’aire naturelle du châtaignier, notamment dans le Caucase entre 20 et 1400 m, Castanea sativa se trouve dans les forêts à charme (Carpinus betulus), chênes (Quercus spp.), érables (Acer spp.), hêtre (Fagus orientalis). Il y pénètre par des trouées, atteint la canopée grâce à sa croissance rapide, et s’y maintient durant des siècles. En revanche, il ne supporte pas dans la canopée, qu’un autre arbre plus grand s’insinue ses branches dans sa couronne, car cela fait de l’ombre à la branche, qui dépérit.
Sensible à la concurrence végétale, le châtaignier s’en défend par une accumulation de litiière importante à l’automne. Cette litière est riche en tanins et autres composés phénoliques, qui sont susceptibles d’inhiber la germination des graines et le développement racinaire d’autres espèces concurrentes. Le châtaignier développe aussi un feuillage dense dans sa couronne, ce qui réduit la luminosité au sol, limitant la croissance d’autres espèces.
Ci-dessous: photo 1: canopée forêt de Batsara, Est de la Géorgie incluant ici un if et un châtaignier. Photo 2: tronc d’un très vieux châtaignier ouest de la Géorgie, forêt de Colchide (auteur: Monika Dering)
Le châtaignier est aussi un bon colonisateur de milieux ouverts. Cette aptitude à la colonisation se retrouve chez les variétés cultivées, qui actuellement s’ensauvagent dans les Cévennes.
Ci-dessous: les châtaigniers colonisent par leurs semis les fissures et les failles

Les zones refuge durant les périodes glaciaires
Le châtaigner disparait lors des périodes glaciaires, sauf autour de la Mer Noire et Mer Caspienne, ce qui explique leur présence à l’état sauvage dans ces régions encore actuellement ! C’est dans ces sites que l’histoire du châtaignier est la plus longue: plusieurs centaines de milliers d’années ! Cela explique aussi leur grande diversité génétique actuelle, à la différence des châtaigneraies plantées.
Il a existé également quelques sites refuge autour du bassin méditerranéen (zones en noir dans la carte ci-dessous). Sur cette carte, on voit des zones en gris. Ce pourrait être éventuellement d’autres sites de repli pour le châtaignier durant les glaciations, ou alors des zones de colonisation précoces au cours de l’Holocène, liées à une colonisation « passive » . En d’autres termes, le châtaignier en tant que pionnier, aurait suivi les défrichements occasionnés par l’homme.

Une longue histoire de domestication
L’histoire de la domestication débute par le scénario suivant: 1) une expansion après la dernière glaciation, à partir de la région orientale de la Turquie, où s’étendaient des forêts naturelles à châtaignier en connexion avec celles de Géorgie, et ce depuis des dizaines de milliers d’années. 2) L’homme a ensuite planté ces arbres et les a domestiqués il y a 1500 ans av. J.C., non à l’Ouest, mais à l’Est de la Turquie. 3) A partir de 200 ans av. J.C., ces taxons cultivés ont été transportés par l’homme vers la Grèce et le reste du bassin méditerranéen. 4) Les Romains ont tout d’abord cultivé le châtaigner en Italie, puis ont propagé sa culture dans tout l’Empire romain.
La culture du châtaignier a été particulièrement florissante sous des climats proches de celui de la Transcaucasie: un climat chaud et humide durant l’été et des hivers doux. Et également sur sols siliceux. En Europe, ces sites se trouvent entre 300 et 600m voire audelà autour du bassin méditerranéen. La monoculture du châtaignier (en taillis ou en vergers) y a été poussée dans ses limites écologiques durant la fin du Moyen Age, à un point tel que toute forêt naturelle a disparu. Les Cévennes sont sans doute les montagnes les plus anthropisées de France !
En vert, aire naturelle du châtaignier au début de l’Holocène, proche des zones refuges. En orange, aire actuelle du châtaignier par des introductions multiples pour sa culture.

La culture du châtaignier dans les Cévennes
Dans les Cévennes, ces cultures sont le fait de l’activité monastique très dynamique dans ces montagnes.
Le châtaignier, qu’on nomme alors ‘« arbre à pain » ou « arbre nourricier » devient l’espèce emblématique de toute la région, en raison de son implantation massive et ses usages multiples. Grâce à ses qualités nutritives, la châtaigne a aussi évité aux populations toujours plus nombreuses des Cévennes les famines qui affectaient les autres régions de France. La châtaigne est devenue l’âme du territoire.
Mais pour maintenir de telles cultures, le travail de l’homme est fondamental. L’homme élimine les concurrents naturels de ces forêts cultivées (chêne, sorbier, érables), lui permettant de pousser en lumière. Il coupe aussi les branches attaquées par les pathogènes, il prépare des terrains plats à partir des pentes fortes pour conserver le sol et l’eau. . Ces châtaigniers étaient aussi régulièrement recépés, ce qui allonge encore leur durée de vie.
photo prise sur Internet

Ci-dessous: une vieille châtaigneraie remarquable dans le hameau « Le Tronc », St Maurice de Ventalon. Les photos n° 2 et 3 montrent l’exemplaire le plus gros de Lozère, suite à de multiples tailles. On peut même s’y tenir à l’intérieur !
Les usages déclinent peu à peu, face à d’autres activités plus lucratives. Ainsi, la culture du ver à soie prit son essor après le terrible hiver de 1709 qui décima une grande partie des châtaigneraies, qu’on a alors remplacé par celles des mûriers dont se nourrissent les larves qui fabriquent de la soie. D’autres raisons expliquent le déclin de l’entretien des châtaigneraies : l’exploitation des mines, qui détournent les hommes de l’entretien des plantations, puis l’exode rural. Les châtaigneraies ont aussi été décimées en 1709 par un hiver très froid, qui a fait par ailleurs des milliers de morts dans les populations humaines d’Europe.
Ci-dessous: on rencontre parfois des « clèdes » en ruine dans les anciennes châtaignieraies. Ce sont des constructions en schiste, servant à stocker et sécher les châtaignes.
La maladie de l’encre (Oomycète; Phytophthora cambivora) par exemple, apparait vers 1870 D’autres maladies d’origine exotique affectent aussi le châtaignier. Suite à ces évolutions économiques, les châtaigneraies subissent différents destins. Certaines sont coupées (années 1950-1960) pour vendre le bois riche en tanins, d’autres très nombreuses sont abandonnées.
Au XIXe siècle, les défrichements ont aussi été nombreux (carte 1). Les forêts sont revenues avec l’exode rural, incluant un autre exotique, le pin maritime (Fig. 2)
Les châtaigneraies ensauvagées
Le châtaignier est capable de coexister avec d’autres espèces feuillues, comme on peut le voir dans les forêts naturelles de Géorgie. Mais est-ce le cas des variétés ensauvagées ? Plusieurs cas semblent se dessiner dans les châtaigneraies abandonnées depuis plusieurs décennies.
Ci-dessous: une châtaigneraie abandonnée depuis plusieurs décennies: les sous-étages ne sont pas envahis par d’autres espèces. Dans la photo 2, de jeunes châtaigniers ont même envahi une trouée.
La situation actuelle de ces forêts nouvelles est toutefois trop récente pour qu’on puisse évaluer précisément le devenir des châtaigniers. On observe actuellement différentes situations: des morts rapides de châtaigniers avec envahissement d’autres espèces d’arbres, mais aussi des arbres résistants aux maladies plus longtemps, et empêchant la pénétration des arbres concurrents.
Les raisons sont à rechercher dans les caractéristiques des stations. Seules celles qui accumulent les facteurs favorables permettent une meilleure survie aux châtaigniers: sols profonds, humidité constante, altitude qui limite les maladies, culture sur verger
Les maladies favorisent l’envahissement des châtaigneraies dans les situations les moins favorables
Les individus touchés en premier par ces maladies sont ceux qui ont été plantés dans des situations de stress. Les attaques de pathogènes s’attaquent aux couronnes des châtaigniers, tuant peu à peu leurs branches. Pour compenser ces pertes, les individus activent des bourgeons dormants à la base des troncs et forment de nombreux rejets.
Mis la perte de biomasse associée à l’énergie dépensée pour faire des rejets affaiblissent l’arbre, qui doit en plus lutter contre l’ombrage croissante des arbres natifs (chêne, érable, merisier) qui s’implantent lui prennent la lumière.
Ci-dessous: châtaigniers atteints par des maladies qui détruisent peu à peu l’architecture de l’arbre. D’autres espèces se sont introduites dans les parcelles.
Ci-dessous: des exemples de forêts abandonnées depuis quelques décennies. Les châtaigniers semblent résister plus longtemps en faisant des rejets, quoique beaucoup sont morts. Cependant les autres espèces indigènes (chênes, érables .. ) sont pour l’instant rares, sans doute parce que le châtaignier, qui ici a été planté dans de bonnes conditions, élimine les semis par une litière abondante et toxique, et un ombrage important;
Ci-dessous: photo 1 une reproduction dynamique dans une trouée, par semis ou par clonage. Photo 2: les vieux arbres abritent souvent les lierres dans les troncs creux. Photo 3: le houx est familier dans ces forêts à châtaigniers résistantes à l’invasion des chênes et érables, sans doute parce qu’il tolère bien l’ombrage.
Le châtaignier a toutefois quelques atouts: une grande longévité, de plusieurs siècles; une reproduction végétative importante; une aptitude à la colonisation dans les trouées, les bords de chemin, les crêtes de montagne… Enfin, les changements climatiques en cours peuvent le favoriser par des hausses de température si elles sont associées à des épisodes pluvieux suffisants. L’espèce, éradiquée par les glaciations, a peut-être une chance de subsister encore quelques millénaires dans les forêts laissées en libre évolution, qui vont sans doute sélectionner les écotypes les plus adaptés.
Les vieux châtaigniers, un patrimoine naturel très apprécié
En attendant une évolution future encore inconnue, ces forêts à vieux châtaigniers s’enrichissent lentement notamment en espèces devenues rares dans les cultures forestières, comme les gros insectes du bois mort (Rosalie alpine, le Scarabée pique-prune, le Grand capricorne ou le Lucane cerf-volant). Champignons, mammifères et oiseaux apprécient également la tranquillité de ces milieux. Ces forêts sont donc à protéger, et surtout à répertorier, ce à quoi s’emploient plusieurs associations de protection de la nature, des chargés de mission Natura 2000 et le parc national des Cévennes. Un appel a été lancé par Juan Pablo Rodriguez, chargé de mission Natura 2000 « Hautes Vallées de la Cèze et du Luech » (FR9101364) (Syndicat des Hautes Vallées Cévenoles) auprès des propriétaires afin de les rendre attentifs à la valeur de ces forêts mais aussi à proposer des mesures de protection ou des rachats.

Un patrimoine culturel
Les vieux châtaigniers aux formes monumentales qu’on peut admirer en forêt ou dans les villages sont répertoriés pour leur esthétique.
Ci-dessous: une vision d’artiste des vieux châtaignier de Grace Riggan
Un renouveau de la culture de la châtaigne dans les Cévennes
Depuis quelques décennies, la culture de la châtaigne est aujourd’hui en plein renouveau. Les habitants s’efforcent de revaloriser les châtaigneraies locales permet de mettre en avant un patrimoine unique, notamment en termes de variétés de châtaignes présentes.

En septembre 2020 que le label AOC est attribué à la châtaigne des Cévennes. Les produits concernés sont pour l’instant au nombre de trois : Les châtaignes fraîches, les fruits séchés et épluchés, et enfin, la farine.
Les fêtes de la châtaigne, très actives dans tout le sud de la France, et dans les Cévennes, sont là pour rappeler ce que les populations locales doivent à cet arbre emblématique.
En conclusion: les forêts de châtaignier, ensauvagées ou cultivées, ne sont pas prêts de disparaitre du territoire cévenol. La couverture forestière, qui s’est si fortement étendue depuis 200 ans, devient hautement favorable à une biodiversité en grands ongulés et au maintien du loup. Ce qui serait un plus pour ces montagnes qui ont perdu très tôt dans leur histoire les deux autres prédateurs: l’ours et le lynx. Ces grands animaux seraient pourtant indispensables pour disperser les sangliers, chevreuils et cerfs qui parcourent ces massifs.
La forêt carbonifère fossile de Champclauson, commune de la Grand’Combe, Gard
Une visite dans un site paléontologique des Cévennes m’a fait voir un autre aspect des forêts cévenoles: une forêt fossile !

Il y a 300 millions d’années, au cours du Carbonifère supérieur la région d’Alès / La Grand-Combe correspondait à une plaine d’inondation incluant des lacs. Cette plaine était traversée par des rivières divagantes, avec nombreux chenaux. Une riche végétation forestière se développait entre ces chenaux, sur un sol argileux plus ou moins marécageux En période de crues, les rivières débordaient, le niveau du lac montait, et l’eau envahissait ces forêts marécageuses.
Ces forêts étaient alors constituées par des familles primitives de fougères géantes. Une quarantaine de troncs d’arbres sont bien visibles dans la paroi d’une ancienne tranchée d’une mine de charbon à ciel ouvert de ce site.
Le plus beau spécimen que j’ai pu voir est le tronc d’un Sigillaire, un genre éteint de fougères arborescentes de l’ère Primaire. Ce végétal atteignait 30m de hauteur.
Photo 1: coupe dans la tranchée de bas en haut : (1) des argiles charbonneuses (grises) et du charbon plus sombre ; (2) des strates horizontales de grès où se trouve le tronc de sigillaire. Photos 2 et 3: Les marques sur la base du tronc correspondent aux cicatrices laissées par les frondes lorsqu’elles sont tombées. cf cidessous
Remerciements
Un grand merci à Michel Wienin et Juan Pablo Rodriguez qui m’ont guidée dans les forêts des Cévennes. Merci également à Alireza Naqinezhad (Iran), Vasil Metrereli (Géorgie), Monika Dering (Pologne) pour les discussions et données qu’ils m’ont fournies sur le châtaignier. Je remercie également Damien Saraceni pour la relecture du texte.
Références
Les travaux sur les châtaigneraies sont extrêmement nombreuses. En voic quelques unes
Boissier JM, Molines L.Une approche cartographique pour relancer la sylviculture du Châtaignier dans les Cévennes. 2021. ⟨hal-03447496⟩
Leroyer, C. (2010). Apparition et diffusion du châtaignier (Castanea sativa) en Dordogne: l’apport de la palynologie. Dehlon et al., éd, 211-224.
Krebs, P., Conedera, M., Pradella, M., Torriani, D., Felber, M., & Tinner, W. (2004). Quaternary refugia of the sweet chestnut (Castanea sativa Mill.): an extended palynological approach. Vegetation history and Archaeobotany, 13(3), 145-160.
Villani, F., Pigliucci, I., Benedettelli, S., & Cherubini, M. (1991). Genetic differentiation among Turkish chestnut (Castanea sativa Mill.) populations. Heredity, 66(1), 131-136.









































