A la recherche des vignes sauvages le long de la rivière Buffalo, Arkansas

Photos : Claire Arnold et Annik Schnitzler

Les forêts américaines sont très riches en espèces du genre Vitis (la vigne). Certaines de ces espèces sauvages (notamment Vitis riparia, Vitis berlandieri et Vitis rupestris) ont été utilisées comme porte-greffes sur la vigne européenne (Vitis vinifera, qui comprend deux sous-espèces : la vigne sauvage V. vinifera ssp sylvestris, et la vigne cultivée : V. vinifera ssp sylvatica). Ce greffage s’est produit lorsque le phylloxéra a envahi l’Europe au début du XXe siècle *, tuant les vignobles. Le problème est que ces porte-greffes, parfois hybridés, s’échappent facilement des vignobles et envahissent les bords de chemin et les milieux naturels. Certains de ces porte greffes se retrouvent dans les mêmes habitats que la vigne sauvage européenne, et peuvent s’hybrider avec elle.

Cette vigne est un hybride entre la vigne sauvage et une vigne américaine. Meyranes, Camargue

(* Le phylloxéra est un homoptère d’origine américaine, qui attaque les vignes américaines sans les tuer. Ce n’est pas le cas de la vigne sauvage et cultivée d’Europe, qui ne possède aucune défense naturelle contre ce pathogène. D’où un effondrement spectaculaire de l’économie viticole et des populations de vigne sauvage, qui abondaient le long des cours d’eau en Eurasie. La solution a été alors, pour les vignobles européens, de greffer des racines de vignes américaines sur la vigne cultivée.)

Claire Arnold, spécialiste de la vigne sauvage, et moi-même, avons décidé d’étudier les espèces utilisées comme porte-greffes dans leur milieu naturel en Amérique, afin de mieux comprendre leur écologie.

L’objectif de ce voyage était donc avant tout scientifique. Nous avions choisi l’Arkansas, où coexistent plusieurs espèces de vignes, et la rivière Buffalo car il s’agissait d’une zone protégée.

Situation de l’Arkansas aux USA

La Buffalo National River est une aire protégée américaine du nord de l’Arkansas à l’Est de États-Unis. Cette rivière est un affluent de la White River, elle-même affluent du Mississipi. Créée le 22 avril 1992, cette rivière couvre environ 15 000 ha , et inclut plusieurs zones de wilderness (cad dire où aucun usage n’est autorisé, que ce soit la chasse, la sylviculture ou la cueillette). Celle que nous avons visitée est dans la partie amont : elle s’étend sur 4743 ha et inclut 15 km de libre évolution de la rivière. Elle est gérée par le U.S. Forest Service (Ozark National Forest). On peut y pénétrer librement à pied, mais les randonnées sont limitées par les inondations, et l’absence de chemins.

Arrivées sur place, nous avons été saisies par l’originalité de l’histoire de ce parc national, par rapport aux autres parcs d’Amérique : il avait été créé non pas dans un espace bien préservé, mais bien au contraire dans un milieu qui avait été fortement dégradé par l’homme durant deux siècles. Pour ce faire, les milieux ont été laissés à leur libre évolution. La forêt est rapidement revenue là où elle avait été coupée, et s’est ensauvagée là où elle avait été fortement exploitée

Les pins plantés se sont propagés dans tout le paysage, mais ce milieu va sans doute encore beaucoup changé avec le retour des feuillus
Jusqu’à l’horizon, la forêt anciennement exploitée est laissée en libre évolution

Quant à la rivière, elle est redevenue sauvage. Lorsque nous sommes arrivées, il pleuvait depuis plusieurs jours, et la rivière était en crue.

Dans toute la vallée, les paysages de la rivière en crue sont magnifiques. Ici, la rivière peut jouer pleinement son rôle dans la diversité des habitats, la création constante d’habitats pour de nombreuses espèces, mais également son rôle de recharge des nappes souterraines.

L’eau déborde du lit de la rivière et inonde les bords. L’île sableuse a presque disparu
L’eau se charge d’alluvions sableuses et de bois mort en passant au niveau des îles
Cette île est totalement submergée
Les quelques routes qui traversent encore la rivière sont envahies par l’eau

Après la crue, qui n’a duré que quelques jours, les bords de la rivière sont riches en alluvions, bois morts arrachés et déposés plus loin.

Les dépôts de sédiments sont favorables au retour de la forêt, mais ce milieu reste naturellement instable.

On voit sur les photos que les arbres sont arrachés des bords de la rivière. Ils sont déposés plus en aval ou s’accumulent au fond du lit de la rivière. Cela remonte le niveau des eaux et augmente encore l’importance de l’inondation. Ces conditions sont très favorables au castor et à la loutre, de même que d’autres espèces animales, terrestres et aquatiques. Nous avons rencontré de nombreuses espèces, mais n’avons pas toutes pu les identifier.

Ces papillons du genre Papilio se réunissent sur les rives encore humides pour s’abreuver.

L’histoire du site : d’un lieu surexploité à une protection totale, désirée par les habitants

L’histoire du lieu, comme évoqué plus haut, est différente des autres parcs nationaux des États-Unis : il s’agit d’une région qui a été densément peuplée, d’abord par les Amérindiens, puis par les Européens qui eux ont surexploité le milieu à partir des années 1820, par une déforestation massive pour l’installation des colons. Les extractions minières ont été constantes durant plus d’un siècle. Le prélèvement des sédiments dans la rivière a modifié la morphologie des rives et approfondi le lit.

La biodiversité naturelle a évidemment beaucoup souffert de ces surexploitations, dans tous les habitats. La plupart des mammifères ont disparu au cours du XIXe-XXe siècles ou sont devenus très rares, par persécution, chasse excessive ou piégeage non seulement de la région, mais pour certains, de tout l’état de l’Arkansas. Le castor avait disparu de tout l’Arkansas en 1900 ; à la même période, la loutre était exterminée de la rivière Buffalo, tous deux pour leur fourrure. L’élan avait disparu de l’Arkansas en 1840, le cerf de Virginie en 1920. L‘ours noir, le loup roux, le puma avaient disparu, exterminés directement et victimes du manque de proies. Il ne restait comme canidés que le coyote et des hybrides entre coyote et chiens errants. Le dindon sauvage avait été exterminé de la région en 1910, le pygargue à tête blanche en 1960, la gélinotte huppée depuis 1880.

En revanche, sont apparus des espèces exotiques, comme le moineau, introduit en 1852, l’étourneau apparu en 1930, le pigeon domestique. Les eaux de la rivière ont perdu de nombreuses espèces, mais d’autres espèces exotiques s’y sont introduites.

Peu à peu, les ressources se sont taries, dès le début du XXe siècle. Entre 1900 et 1920, la population s’élevait à 20000 personnes le long de la rivière ! Il n ‘y avait aucune loi pour préserver les ressources locales, chacun faisant ce qu’il voulait. Les colons sont partis après avoir épuisé les ressources du site.

Sur les photos ci-dessous, on voit les témoins d’anciennes maisons occupées par diverses familles. Le parc est très attentif à l’histoire de ces populations qui sont parties progressivement au cours du XXe siècle.

La nature retrouvée

En 1972, le gouvernement de l’Arkansas a alors acheté les terres des propriétaires qui consentaient à vendre, 100 jours après la création du parc national de Yellowstone à l’ouest des États-Unis. Le but était de conserver une aire d’un intérêt unique du point de vue paysager et scientifique, et de préserver le libre cours d’un important segment de Buffalo River, pour le bénéfice des générations présentes et futures.

Un programme de restauration à large échelle, incluant 15 000 ha de libre évolution (cf images plus haut), et des réintroductions de certaines espèces phare.

Plusieurs animaux ont été réintroduits : le castor, dont les barrages contribuent à l’exhaussement des eaux ; l’ours noir ; le cerf élaphe a été réintroduit entre 1981 et 1986 (ils étaient 400 en 1998) ; de même pour le cerf de Virginie ; la loutre, dont la population croit depuis les années 1970 ; le puma qui a pu revenir grâce au retour de ses proies. Quant aux canidés, il ne reste pour l’instant que le coyote et les hybrides coyote/chien errant. Concernant les oiseaux, le dindon sauvage et pygargue sont de retour. Dans la rivière, tortues d’eau, serpents et amphibiens abondent.

Urubu à tête rouge: un oiseau charognard spectaculaire

L’écologie des vignes américaines

Quant aux vignes, elles sont nombreuses dans tout le site ! Nous avons observé tout un complexe d’espèces de la famille des Vitacées, incluant les trois espèces utilisées en Europe, mais aussi d’autres espèces comme Muscadinia rotundifolia et Parthenocissus quinquefolia. Ces différentes espèces ne poussent pas dans les mêmes habitats, montrant ainsi un intéressant partage des ressources.
Ainsi les parties érosives de la rivière sont colonisées par Vitis rupestris, les terrasses alluviales par Muscadinia rotundifolia. Vitis riparia et Parthenocissus vivent dans toutes les forêts, des bords de rivière aux plateaux. Les hybridations entre espèces sont rares et limitées aux bords de rive.

Autres Vitacées très présentes :

La richesse naturelle en Vitacées est bien supérieure le long des rivières américaines qu’en Europe. Mais les introductions provenant d’autres parties du monde enrichissent le milieu alluvial de notre pays, aux rivières très souvent déforestées et dégradées, via des espèces plantées échappées. D’après nos observations, il semblerait que Vitis riparia soit la plus apte à l’envahissement. Par ailleurs, Parthenocissus, très utilisée comme liane horticole, est également une plante envahissante dans les prairies et les lisières, ainsi qu’en ville (cf photo ci-dessous, prise à Metz). Cette conquête américaine discrète des milieux européens n’en est qu’à ses débuts. Jusqu’où ira-t-elle ? nous n’en savons rien.

En conclusion

Nous avons recueilli une foule de données durant ce bref séjour en Arkansas. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’on puisse protéger un espace préalablement très utilisé, à seul fin de retrouver davantage de vie sauvage. Et cela sur une surface considérable, qui aurait pu être mis à profit pour d’autres usages bien plus rémunérateurs

Laisser un fleuve libre d’inonder son lit majeur, et laisser la forêt revenir spontanément, réintroduire de grands carnivores, et ce de manière démocratique, par une demande provenant des habitants, même les plus humbles, est tout simplement inimaginable en France. Et pourtant, les opportunités ne manquent pas sur les grands fleuves comme la Loire et d’autres affluents du pays. Espérons que les générations à venir évolueront dans leur rapport avec la nature sauvage et aimeront retrouver les paysages perdus.

Références

Arnold, C., & Schnitzler, A. (2020). Ecology and Genetics of Natural Populations of North American Vitis Species Used as Rootstocks in European Grapevine Breeding Programs. Frontiers in plant science11, 866.

Smith K.L. 2004 Buffalo River Handbook. The Ozark Society Foundation, Box 3503, Little Rock, AR 72203.

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